
Pornocratès (1878), 48×75 cm,aquarelle, pastel et rehauts de gouache, Félicien Rops
« Et moi j’aime à toi et je pense à la poussière de moi cette poussière que je serai bientôt et qui restera suspendue dans la rue et quand je marche dans Paris j’essaie d’essaimer quelques-uns de mes grains de poussière pour demain, dans un an dans un siècle, les jeunes femmes dans les rues de Paris sentiront comme une présence, comme une bribe, le début d’une poésie, ce sera moi, poussière de moi que je cultive. »
La Favorite, de Barbara Polla, livre de nature autobiographique, est aussi un manifeste : envers la vie, envers la pensée, envers le corps, envers la jouissance.
C’est une œuvre de guérilla dans une époque atone, frileuse, glaciaire, et particulièrement puritaine sous les atours la libération des mœurs, des différences épanouies et des sexualités choisies.
« Ma guérilla, c’est ma vie de rêve. Ma vie avec vous, avec vous tous. Guérilla artistique. Regarder vos images, vos œuvres, lire vos livres, vos scénarios, vos poèmes à haute voix. C’est mon métier de vivre. Avec vous, à vos côtés, pour vous. Amour inconditionnel. Piller dans vos cerveaux ce qui m’attire, m’informe, m’apprend, me transporte, me transcende. Vivre avec vous à ma manière comme j’aimerais la vie et faire l’amour tous les soirs et faire l’amour ce soir. »
Barbara Polla aime le sexe, le dit, le proclame, murmure « encore » à tous ses amants.
Elle avance sans masque, ne craint personne, ne conçoit la vie que dans sa dimension de pénétration.
« La pénétration est une nécessité car c’est seulement grâce à elle qu’on peut échapper à l’apparent, à la surface, à l’identifiable et à l’acquis. Elle permet d’entrer dans quelque chose qui résiste : l’effort de pénétration rencontre une opposition et pénétrer est un défi. Pénétrer l’écriture. Pénétrer la forêt, la nuit. Pénétrer un corps. Un corps humain, un corps urbain. Pénétrer Paris. »
La Favorite est un livre écrit « avec tous les trous du corps » (Valère Novarina, cité en exergue), et aussi avec tous les souffles de la jeunesse venus du quartier Saint-Paul, à Paris où l’auteure de Eloge de l’érection (Le Bord de l’Eau, 2016, avec Dimitri Dimitriadis) et de Le Nouveau Féminisme. Combats et rêves de l’ère post-Weinstein (Odile Jacob, 2019) vit, quand elle n’est pas à Genève (comme galeriste), ou à Athènes, ou partout ailleurs.
Au gré de ses souvenirs (l’émerveillement et la joie plutôt que les drames) et de ses hommages (la professeure de lettres Mademoiselle François, la philosophe et psychiatre Anne Fagot-Largeault, les résistants munichois du groupe des Roses Blanches, Benazir Bhutto, un père ami de René Char, des chirurgiens urgentistes entièrement au service de l’éros), Barbara Polla développe son principe poétique de l’existence : monter à cru les rêves (ne pas distinguer fiction et réalité), lisser du bout des doigts ou de la bouche le sexe de la Barbe Bleue, refuser l’hypocrisie comme la honte, s’endormir ensemble après l’orgasme, puis recommencer.
« Je suis désormais jeune interne aux soins intensifs dans un Hôpital universitaire, écrit-elle, rappelant son passé de future éminente chercheuse en médecine. Nous accueillons une toute jeune femme dans le coma. Je me souviens encore de son magnifique corps nu sous l’alèze, de ses seins érigés comme de rondes coupoles quand bien même elle était couchée sur le dos et semblait exsangue. Examen clinique : regarder, écouter ce corps, que se passait-il en lui ? J’étais perdue. Les infirmières appellent le chef de clinique de garde, un beau médecin un peu cow boy and rock’n’roll. En quelques instants il saisit la situation. Il faut lui poser des voies centrales. Vite. Et il me dit : ‘Viens, on va la tringler. Je vais te montrer. ‘ »
Coupable ? Non, curieuse, et voulant être initiée aux grands mystères.
Avec Barbara Polla la sensualiste, le jardin de l’enfance se vit toujours au présent, et la littérature comme l’une des dimensions suprêmes de l’érotisme.
Pour elle qui en exalte sans cesse la puissance, les femmes sont océaniques, résistantes, amoureuses pénétrantes.
La Favorite – du nom du bar préféré de Barbara Polla rue de Rivoli – est un ouvrage libertin, c’est-à-dire qui, à la façon de certains rapaces, s’envolent de la poigne de fer pour ne jamais revenir.
« On tremblerait, dit Pascal Quignard, si on faisait attention à ce qu’on hasarde soudain dans l’amour : tout. On se met entièrement à nu dans cette eau invisible, on ouvre ses mains vides, on donne son corps et l’eau de son corps et, au-delà du corps, on donne tout ce qu’on ignore du corps de l’autre, on coule, on abandonne sa vie. On tremblerait. »
Ah, oui ?

Barbara Polla, La Favorite, BSN Press (Lausanne), 2022, 102 pages
« Ma guérilla, ma vie de rêve, ma vie nue, avec vous, avec vous tous ce serait notre vie avec toi avec vous, avec Cesare et avec Lev, avec Véronique et Ornela, Stanislas et Sirine, avec Lev et Dimitris et Paul et Virginie, avec Mat et Fabien et Nicolas en joie, avec vous tous en Patagonie – non, en Ouganda – non… C’était où déjà… Ah oui, Tokyo. Au Paraguay. Le Paragai, l’Urugai, le Nonolulu… Et on vit tous ensemble, quelques jours semaines siècles, on serait Pacha du matin au soir et la nuit ce serait Paschatte et ce serait rire amour délice et orgue, on fonde le Partipoétique écomarxiste, le parti de la jouissance pour toutes les nuits du monde et bien au-delà de la mort des océans des galaxies des trous noirs et on fait rire le monde, rire, jouir, réjouir, jourire, se réjouir, là, se la jouir se tout jouir sauf pas mi jouir ni si jouir ce sera l’avènement de la poéticonfiturire, on oublie les terreurs du monde, on extermine tous les cafards en lisant Clarisse Lispector à voix haute on poétise tout language is a battelfield et on voudrait pas crever avant de rigoler. »