
« S’enforester est un mot de l’ancien français qui vient des coureurs de bois métisses et français du Québec. C’est comme ça qu’ils nommaient leur départ vers les forêts canadiennes, pour vivre parmi les autochtones et les non-humains, immergés dans cet environnement donateur, tissés à lui par tous les bouts. On peut lui donner un autre sens aujourd’hui. S’enforester, c’est une double capture : on va autant dans la forêt qu’elle emménage en nous. S’enforester pourrait nommer un autre rapport aux territoires vivants à imaginer pour demain : le double mouvement de les arpenter autrement, en se branchant à eux par d’autres formes d’attention et de pratiques ; et de se laisser coloniser par eux, se laisser investir, les laisser emménager dedans. Comme individu et comme société. Le problème est de faire importer la forêt dans le champ de l’attention collective, c’est-à-dire politique, concernant ce qui doit nous occuper. »
Consacré à l’une des dernières forêts primaires d’Europe, à ses bienfaits, à ses enseignements, à sa beauté, S’enforester de la photographe Andrea Olga Mantovani et du philosophe Baptiste Morizot est un livre de grande intelligence et de sensibilité vibrante.
Montré comme un lieu de mystère et de silence profond, d’ordre et de drames discrets, de blessures et de renaissance, la forêt de Bialowieza, située entre la Pologne et la Biélorussie, est un espace resté longtemps hors des influences humaines, ayant échappé pour une grande part aux défrichements médiévaux et ultérieurs – les deux premières guerres mondiales l’ont cependant meurtrie durement.
Nous sommes à la lisière du fantastique et de la géopolitique en ce vaste territoire où les épicéas nombreux forment des sentinelles naturelles.
Le passé soviétique est encore visible, dans les uniformes des soldats, dans les bâtiments, dans les modes de vie.
Des loups ont été réintroduits, qui s’épanouissent en ces terres préservées – elles servirent notamment de terrain de chasse pour les rois -, et désormais sous la menace des entreprises d’abattage soutenues par le gouvernement polonais ultralibéral (la lutte est en cours).
Les photographies en couleur d’Andrea Olga Mantovani sont à contempler mais aussi à décrypter, il faut se faire pisteur, chercheur de traces, de signes.
La merveille est là, à chaque page, plus subtile que le spectacle ou la nécessité de souligner le grandiose.
Cette forêt de plus de dix mille ans est pour qui la découvre en se laissant agir par elle une expérience intérieure.
« C’est bien documenté en ethnographie, précise Baptiste Morizot, et on en refait volontiers l’expérience intérieure dès que l’on commence à glaner, à cueillir, à pister en forêt : dans la tradition animiste, la forêt est celle qui met sur votre chemin, à votre encontre, le don imprévu qui va vous combler ou vous transformer. Par exemple le cerf inattendu au détour d’une sente pour le chasseur, alors qu’il pistait un petit sanglier, mais qu’il a dû faire un détour et rentrait bredouille. Ou lorsqu’un guérisseur, au moment où il cherchait dans son esprit le bon remède pour une souffrance d’un proche de la tribu, tombe nez à nez, sous ses pieds, dans cette clairière où il errait, avec la plante médicinale, pertinente, juste celle qu’il fallait, la rencontre lui soufflant une idée qu’il ne trouvait pas seul. »
La forêt pourvoit, guide les égarés, déjoue les plans en offrant ses dons, réinvente les chemins de vie.
On peut y croiser des chevaux Konik, des lynx, des bisons, des ours, des loups, mais ce sont d’abord eux qui nous ont repérés.
En leur bel ouvrage, Andrea Olga Mantovani et Baptiste Morizot se proposent de « faire un exercice de mythologie réelle à portée politique pour demain » à partir de ce que constitue pour eux un lieu mythique d’extrême vigueur, encore trop peu considéré comme tel, la grande forêt tempérée de plaine européenne.
Leur livre, on le comprend, est ainsi conçu comme une petite pierre participant à la création de ce mythe.
Andrea Olga Mantovani montre la forêt comme un lieu d’étrangeté, mais aussi un espace intérieur incluant les humains et porteur d’une possibilité de joie supérieure.
« Autant qu’on entend l’écho des loups préhistoriques dans le sabot du cheval, on peut entrapercevoir le fantôme des arbres du passé dans le creux de nos mains. »
Oui, la main ! « Sentez comme elle épouse la forme de la branche, comme elle s’y moule. Sentez la rugosité de l’écorce, la correspondance parfaite et joyeuse entre la rotondité de la branche qui était un chemin, et l’ornière de votre main, qui l’appelle. Sentez la sécurité et l’apaisement de ce contact, qui est pour notre main ancienne comme le sol stable sous nos pieds. C’est qu’elle est rentrée chez elle. Sentiment des origines. »
La forêt nous a façonnés, mais qui s’en souvient encore ? Le travail à mener peut être simple d’exécution, ou très difficile : se perdre dans une forêt, laisser nos sens se réouvrir, et notre esprit s’épancher sans agripper.
Baptiste Morizot cite ce vers de Wallace Stevens : « Jadis, nous étions tous indiens. »
Nous étions tous écorce, feuille, branche, et vent, et saxifrage, et milan.

S’enforester propose un nouvel ensorcellement qui est un réenchantement à partir du primitif, du premier, de l’évident généralement non perçu.
« Cette forêt primordiale est parmi nous dans chaque lisière, dans chaque interstice, comme force de régénération, de reprise et de retour. Parce que n’importe quel patch de forêt sous nos yeux est de manière latente le départ de flamme potentiel de la forêt primordiale à venir. »
Par ses photographies au chromatisme subtil, Andrea Olga Mantovani fait le portrait d’un territoire énigmatique et frôlant l’absurde, où la fête semble finie – on y perçoit de la mélancolie, de la menace, un danger -, mais aussi un espace de ressourcement, sauvage, surréaliste.
La logique de la disruption ininterrompue nous rend fous, mais, prenons un peu de distance, la forêt-jungle (puszcza) est en ordre, comme le cosmos.
Elle est parfois notre présent, mais surtout la chance d’un avenir donateur, d’une nouveauté, d’une royauté autre, sans domination.
« Apprendre à voir, ce n’est pas seulement regarder, c’est vivre dans un monde autrement peuplé, autrement habité, autrement pondéré dans ses importances et ses enjeux, c’est-à-dire ses futurs possibles. Ce n’est pas seulement identifier les arbres à leurs feuilles, c’est changer de monde. L’enjeu est de réapprendre à considérer la forêt, à la dévisager, à l’envisager, à voir en elle et autour d’elle ses passés remonter à la surface. Apprendre à voir, c’est apprendre à faire exister, à repeupler, à considérer, à restituer la connaissance ontologique et l’importance pour le tissu du vivant de chacun de ces processus, de ces forces. »

Andrea Olga Mantovani & Baptiste Morizot, S’enforester, conception graphique Line Célo, édition Patrick Rollier, Editions d’une rive à l’autre, 2022, 124 pages
https://www.editionsdunerivealautre.com/produit/senforester/
https://albert-kahn.hauts-de-seine.fr/les-invites-imprimerie/senforester
Réservation par mail : s’enforester@editionsdunerivealautre.com
