Le cinéma, toile de lumière, par Henri Alekan, chef-opérateur, pédagogue, écrivain

La Belle et la Bête, Jean Cocteau / Henri Alekan, 1946

« Que dire à un opérateur qui vous oppose l’indifférence des astres ? » (Cocteau, La Belle et la Bête, Journal d’un film)

J’ai pour Henri Alekan (1909-2001) une admiration incandescente.

J’avais une vingtaine d’années, et lui avais écrit, en puisant son adresse dans le fichier d’un théâtre que dirigeait Daniel Mesguich avec qui je travaillais.

Ils avaient tourné ensemble un film sous la direction d’Alain Robbe-Grillet, La belle captive (1983), Gabrielle Lazure y était éblouissante.

Sa réponse ne tarda pas : « Venez me voir, nous passerons la journée ensemble. »

J’avais alors loué une voiture, et m’étais rendu dans sa propriété située près d’Auxerre, accueilli d’abord par son épouse Nada.

Souvenirs d’une vie de cinéma, de Jean Cocteau à Wim Wenders (regardez bien quel est le nom sur la péniche à la fin du film) en passant par Hollywood, des vidéos du groupe britannique New Order qu’il avait éclairées, des études pour la ligne 14 du métro parisien dite Meteor que la RATP lui avait demandé de mettre en lumière.

Les photos de films mythiques et de stars du cinéma s’accumulaient sur la table du salon.

« Prenez-en quelques-unes, n’hésitez pas. »

Il m’avait montré un hangar bourré de projecteurs datant pour certains des débuts de l’histoire du cinéma, sa fierté, et un amphithéâtre charmant qu’il avait fait construire pour y recevoir l’été ses étudiants de l’école Louis-Lumière où il enseignait.

Henri Alekan était un passeur hors pair, un homme dénué de cynisme, un humaniste sans apprêt croyant en l’art comme territoire de beauté et d’élévation spirituelle.

Après Le vécu et l’imaginaire (2019), La Table Ronde republie son ouvrage majeur, épuisé depuis longtemps, Des lumières et des ombres, où l’on comprend tout ce que doit le maestro resté modeste à l’histoire de la peinture et à son devancier, comme lui chef-opérateur, l’Allemand Eugen Schüfftan (voir notamment Métropolis, de Fritz Lang, 1927, et Le Quai des brumes, de Marcel Carné, 1938).

Voici un livre qu’il faut garder près de soi, le lire avec rigueur bien sûr, mais aussi le consulter pour le plaisir lorsque les tempêtes psychiques se lèvent, et le regarder comme un objet d’art en tant que tel, les 325 illustrations le composant étant d’une rare qualité (des reproductions de tableaux, des dessins, des croquis, des photogrammes).

« L’entendre parler aujourd’hui, écrivait Alain Robbe-Grillet, soit sur un plateau de tournage pendant la préparation et la mise au point de chaque scène, soit ici dans les pages de ce beau livre, constitue pour nous un émerveillement. C’est un homme de métier qui nous enseigne les outils et les techniques – parfois oubliées – de sa profession. C’est un inventeur qui nous explique le détail des machineries qu’il a conçues. C’est un grand peintre d’autrefois qui nous fait comprendre les jeux de l’ombre et de la lumière à travers des plans de film dont chacun devient une toile de maître. »

Très conscient des différents effets émotionnels de la lumière, Henri Alekan ne voulait pas seulement éclairer, mais illuminer, au sens le plus fort du mot, c’est-à-dire conduire le spectateur vers un espace où la pensée se confond avec la méditation la plus intense.  

En son ouvrage devenu indispensable pour tout opérateur apprenti, le lauréat du César de la photographie pour La Truite de Joseph Losey (1983) élabore une philosophie de la lumière en proposant un parcours mytho-historique le menant de l’Egypte ancienne aux églises chrétiennes.

Une estampe de Rembrandt et une image de la scène du suicide dans Anna Karénine, de Julien Duvivier (1948) se font face, mais il y a aussi des photogrammes tirés de L’Atalante, de Jean Vigo (1934), du Napoléon, d’Abel Gance (1927), des films de Raoul Ruiz, des toiles de Turner, de Van Gogh, de Claude Gellée, de Claude Monet, de Robert Delaunay, de Caspar David Friedrich, de Pieter de Hooch, d’Auguste Renoir, de Puvis de Chavannes, de Théodore Géricault, Camille Pissarro, René Magritte, Francisco de Goya, Léon Spilliaert, Jean-François Millet, Paul Delvaux (de nombreux autres encore), des photographies faites par Nadar et Jean-David Moreau, un autochrome Lumière.

« Le complexe ombre-lumière est architecture mobile éphémère », écrit Henri Alekan dans une formule presque taoïste.

Les cinéphiles se souviennent certainement de la façon dont La Belle et la Bête, en des plans splendides,s’inspire notamment de la peinture néerlandaise du Siècle d’or et des gravures de Gustave Doré.

Livre passionné, Des lumières et des ombres ne se veut pas exhaustif, mais complet, s’efforçant de traiter l’ensemble des phénomènes touchant à la lumière en quatre grandes parties et de nombreuses sous-parties : la lumière solaire / la lumière nocturne / la lumière artificielle / la lumière des peintres et celle des cinéastes.

En Postface Marcel Moreau perçoit ce qui pourrait être une théologie de la lumière discrète : « Il y a du sacerdoce dans cette œuvre, et je ne suis pas loin d’y voir, ici et là, les signes d’une mysticité contenue. Nul doute que c’est par pudeur que son exaltation retient son souffle, mais c’est par là manière dont elle surmonte la tentation d’une trop savante technique ou d’une rhétorique excessivement structurée qu’elle divulgue sa vibration. »

Henri Alekan, Des lumières et des ombres, postface de Marcel Moreau, graphisme Philippe Ghielmetti, La Table Ronde, 2022, 384 pages

https://www.editionslatableronde.fr/des-lumieres-et-des-ombres/9791037104656

 Le fonds Henri Alekan se trouve à la Cinémathèque française

https://www.leslibraires.fr/livre/20897537-des-lumieres-et-des-ombres-henri-alekan-table-ronde?affiliate=intervalle

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Barbara Polla dit :

    Comme c’est beau de chercher à rencontrer celles et ceux qu’on admire — d’une admiration incandescente. Parfois c’est possible et cela donne les plus belles rencontres et les plus belles histoires, comme des toiles de lumière…
    On vous imagine au théâtre, Fabien, cherchant son adresse
    Merci de ce partage

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