
Irak ©Goran Tomašević
Les images du photoreporter de guerre Goran Tomašević sont entrées dans l’Histoire.
A quoi bon photographier au plus près les combats, la souffrance, la cruauté humaine, si ce n’est pour témoigner, devant tous, de ce que l’humain fait à l’humain, et de ce que l’humain veut oublier en lavant sa conscience à bon marché, une fois la paix revenue, sans rendre compte de ses responsabilités ?
Goran Tomašević est au contact des combattants, rebelles ou loyalistes, des cadavres, des désastres.
Il faut beaucoup d’instinct pour être là au bon moment, beaucoup de courage pour continuer à exercer son métier dans des conditions épouvantables, beaucoup de folie sûrement.
Publié en Autriche par les Editions Lammerhuber, la monographie Goran Tomašević se veut définitive.
C’est un bloc carré de 444 pages faisant 4 kilos, une brique tombée d’un mur bombardé, le poids symbolique de la guerre.
L’editing, auquel a participé Alain Mingam, grand photographe de guerre lui-même, vice-président de Reporters sans frontières de 2013 à 2015, est serré, implacable, puissant.

Irak ©Goran Tomašević
On ne se cache pas derrière son petit doigt : les policiers tabassent, les forces anti-émeutes frappent à mort, les familles trinquent, le sang coule, et les enfants, s’ils ont la chance d’en réchapper, regardent (choix de la quatrième de couverture d’une fillette aux yeux écarquillés survivant d’un séisme au Cachemire ayant eu lieu en 2005).
Il n’est pas facile de rester longtemps face aux images du photographe serbe, mais il le faut, ou y revenir, et les méditer.
Les événements se succèdent, se superposent, se cachent, s’annulent.
La course médiatique les enchaîne pour mieux les oublier.
Il faut donc s’arrêter, chercher à comprendre, se souvenir, bâtir des continuités, des chronologies, des chemins de sens et des tentatives de compréhension dans un jeu géopolitique piégé à l’échelle mondiale.
Nietzsche est cité : « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité. »
Non pas l’art qui édulcore ou enjolive, mais le geste engagé dans la pratique de qui se doit d’être là où il est, et de faire ce qu’il fait, totalement.
Explosions, fumées noires, kalachnikov.
Nous sommes en Libye : un homme fume le narghilé pendant que des camarades de lutte tirent sur le front ennemi.
Nous sommes en Egypte, où des pluies de pierres sont tombées sur les sbires du gouvernement : deux hommes portant un masque à gaz contemplent le photographe, ce sont des aliens.
En République centrafricaine, un enfant aux yeux rougis pose un couteau sur sa carotide, comme s’il allait nous égorger.
Au Sud-Soudain, un militaire, le visage coulant de sueur, a les yeux aussi orange que son béret.
Il y a le feu au Burundi, le feu en République démocratique du Congo, le feu dans les territoires palestiniens occupés par l’armée israélienne.

Syrie ©Goran Tomašević
On sort des décombres un corps, des enfants jouent au football en riant alors que tout s’enflamme autour d’eux, un traitre afghan regardant l’objectif sera peut-être décapité.
Goran Tomašević est au Pakistan, au Honduras, au Chili, là où la rue crie et supporte la répression.
Il ne prend pas directement partie, mais il est là, au contact, dans le danger, avec tous.
« Mon boulot, raconte-t-il, n’est pas de faire de la géopolitique. Je raconte la version de tous les camps. Le reste, je laisse ça aux spécialistes. »
Des avions de combat de l’OTAN ont bombardé une colonne de réfugiés albanais qu’ils ont confondus avec des soldats serbes, c’est une catastrophe, le photographe est là – chaque image est commentée.
Carnage, corps calcinés, bavures – les raids de l’OTAN ont tué nombre de civils.
C’est la guerre au Kosovo (1999), Goran Tomašević est là.
Des armes, des treillis, des balles, partout sur la planète.

A qui profite le crime ?
On se bat contre les forces de Kadhafi en Libye (2011), les puits de pétrole sont en feu, on court avec le photographe pour échapper à une contre-attaque.
On abat les animaux pour ne pas laisser de nourriture aux opposants.
Une roquette explose, des corps sont coupés en deux, le reporter a de la chance.
A Misrata, un homme prie parmi les véhicules équipés de lance-roquettes.
Dieu est là, où est Dieu ?

Syrie ©Goran Tomašević
La guerre n’a pas un visage de femme, ou rarement.
En Egypte, le peuple veut chasser Hosni Moubarak (2011), c’est la révolution – Tomašević a vécu au Caire pendant six ans.
Il est en 2015 en République centrafricaine : « J’ai réussi à obtenir un accès pour photographier la milice chrétienne anti-balaka. Ils étaient très brutaux envers la population musulmane et ont exécuté de nombreux civils. J’ai rejoint ces hommes et les ai suivis lors d’une de leur patrouille. Ils avaient l’air vraiment étrange. Certains d’entre eux portaient des perruques, des machettes, toutes sortes d’armes blanches et de vieux fusils. Ils croient aussi à la magie, s’habillent avec toutes sortes de choses et son adeptes des jujus. Ils se croient superpuissants. Certains portent même des fusils en bois, convaincus qu’ils pouvaient tirer avec. Parfois, ils avaient recours à la magie juju, comme ils l’appelaient, pour se rendre invisibles. Mais les hommes anti-Séléka m’ont dit qu’une fois, lors d’une attaque d’un poste de contrôle, un homme les as tous tués. »
Les guerres et les atrocités se répètent, le couteau dans le ventre ou la cuisse se répète, et pourtant rien n’est identique, tout marque la continuité d’un désir de crime ou de justice dans la brisure du temps présent.
Soudan du Sud.
Kenya – attaque d’un centre commercial par les militants terroristes d’Al-Shabab lançant des grenades, notamment sur les enfants.
Burundi.
Foule déchaînée, drogue, haine.
République démocratique du Congo – guerre contre l’Etat islamique.
Bande de Gaza – fanatisme des colons.
Révolution syrienne (2013).
Un combattant dit sa dernière prière avant de décéder.
Irak (2003).
Afghanistan (2008).

Nigeria ©Goran Tomašević
Hériter de Mathew Brady (guerre de Sécession) et James Nachtwey, Goran Tomašević ne cille pas, son œil est en mission.
Son utilisation des couleurs – jamais de noir & blanc – fait songer à l’univers chromatique de Don McCullin : il ne s’agit pas, du moins pas immédiatement, de construire une archive et d’universaliser, mais de plonger le spectateur dans la crudité des faits historiques, et de comprendre que la couleur n’est pas l’opposée du mal, mais l’une de ses modalités, peut-être l’une des pires car elle séduit d’abord – et, peut-être, finalement, rédime.
Le photographe a beaucoup regardé les enfants, un livre entier pourrait leur être consacré.
En fin d’ouvrage, des singes font la cabriole, plus humains que nous.
« Les images de Goran, écrit très justement son ami Alain Mingam, sont un don civique – humaniste de première urgence. »
Tel est l’honneur d’un photographe de guerre.

Goran Tomašević, textes (en anglais, français, allemand) David Thomson, Jean-François Leroy & Vincent Jolly, Alain Mingam, Goran Tomašević, Editions Lammerhuber (Autriche), 2022, 444 pages
