
Nicolas de Staël, Agrigente, 1954 © Adagp, Paris 2023
« Il s’était dit lui aussi qu’il n’avait fait que cela dans sa vie, peindre des temples, concevoir des offrandes aux dieux (à l’amour), des zones de recueillement entre l’ici et l’ailleurs »
Après un premier essai remarqué consacré au peintre Nicolas de Staël, Le vertige et la foi (Arléa, 2014), Stéphane Lambert signe chez Gallimard un autre texte superbe, Nicolas de Staël, La peinture comme un feu, publié à l’occasion de la grande exposition rétrospective du peintre au musée d’Art Moderne de Paris.
Je relis mon article publié le 24 mai 2021.
J’y écrivais ceci : « Y avait-il d’autre alternative que le suicide lorsque l’on avait tant donné, tant frémi, tant recherché l’intensité ?
Nicolas de Staël ne possédait peut-être pas l’aptitude au bonheur, que de moins ardents connaissent, mais son énergie, sa flamme, sa recherche de la lumière le menèrent en des zones où ses pinceaux trempés dans le rouge criaient de vérité.
Le maître Braque fut présent à son enterrement, dans le cimetière populaire de Montrouge, c’est un signe d’élection.
Staël rejoignit dans la tombe le premier grand amour de sa vie, Jeannine Guillou, jeune femme rencontrée au Maroc, morte dix ans plus tôt. Il adora la peindre, s’enchantant de la force géniale de leur enfant, Anne.
En deux parties, aux titres inspirés par la musique dodécaphonique imaginée et développée par Arnold Schoenberg – la nuit désaccordée / la nuit transfigurée -, Stéphane Lambert retourne sur les lieux du peintre, à Antibes, à Paris, au Maroc, en Espagne, en Sicile, à Bruxelles, à Ménerbes dans le Lubéron, où l’artiste avait acheté un castelet pour ses enfants.
Staël est arrivé au terme de sa vie, sa fatigue est immense, le vertige le gagne. (…) Il se consumait, bouillait, tout son être était un brasier. (…) Le tempérament Staël fascinait, effrayait, enchantait, l’homme irradiait, comme sa peinture.
Pour comprendre un tel feu sacré, il n’est pas douteux que l’essayiste ne fût lui-même, le temps de sa composition, habité par des déchirures ardentes. Le peintre est son frère volcanique, comme les Goya, Rothko, Spilliaert et Beckett sur qui il a écrit, maîtres en illuminations et vibrations crépusculaires.
Mais, à quoi pensait l’artiste devant les temples d’Agrigente ? »
Nicolas de Staël est mort à quarante-et-un an, par défenestration, le 10 mars 1955. Il travaillait sans relâche, et voulait dormir.
La dimension sacrificielle de sa vie, précise Stéphane Lambert, fascine, l’artiste était un exilé intérieur, déraciné depuis la fuite de sa famille de Russie à l’aube de la révolution d’Octobre.
Il faut beaucoup de force pour métamorphoser la déchirure.
Ruptures, solitude, veine mystique.
L’art est une recherche de justesse, un renouvellement intime, une élévation spirituelle.
Staël, inspiré par Delacroix et la tradition des icônes byzantines, cherchait la lumière, qui annule le moi, dilue la surface identitaire, et traverse les turpitudes de l’Histoire.
« Staël n’a jamais profité de l’argent que sa peinture finirait par rapporter, il n’a jamais vécu dans le confort ni la jouissance tranquille des plaisirs de l’existence. Il s’est principalement voué au travail et à l’inquiétude qu’il génère. Il n’attendait rien d’autre pour lui que de pouvoir créer. Dans l’élan qui le portait, il accepta même de disparaître. »
Les couleurs sont chez lui une énergétique, le peintre fait de l’essence colorée une existence transfigurée.
Au Maroc, dans son regard, le ciel est violet, et rien n’a jamais semblé plus vrai.
Ayant assurément demandé un travail considérable, La peinture comme le feu est un texte biographique ample, précis, vibrant d’intuitions, constamment porté par la conscience de la précarité absolue de toute vie.
Staël écrivait : « Dans les meilleurs tableaux tout se passe de telle façon qu’on a l’impression de n’avoir même pas son mot à dire. »
Des compositions aux formes enchevêtrées de ses débuts, le peintre ira vers une simplification dotée de densité, une sorte de dénudation ardente – voir ses sublimes dernières toiles siciliennes.
Dans Le poème pulvérisé, René Char son ami, qui lui permit d’accéder à son langage direct, écrivait : « Né de l’appel du devenir et de l’angoisse de la rétention, le poème, s’élevant de son puits de boue et d’étoiles, témoignera presque silencieusement, qu’il n’était rien en lui qui n’existât vraiment ailleurs, dans ce rebelle et solitaire monde des contradictions. »
Allant vers un débord de clarté, Staël fera de ses « archipels de couleur » en mouvement le seul monde définitivement habitable, avant de chuter.

Stéphane Lambert, Nicolas de Staël, la peinture comme un feu, Gallimard, 2023, 224 pages

Exposition rétrospective au musée d’Art Moderne de Paris, du 15 septembre au 21 janvier 2024
https://www.mam.paris.fr/fr/expositions/exposition-nicolas-de-stael

Stéphane Lambert est coauteur d’un documentaire consacré à Nicolas de Staël, qui sera diffusé sur Arte le 24 septembre 2023, au moment de l’exposition du MAM
