Bacon, une sorcellerie, par Yannick Haenel, écrivain

Autoportrait, 1971, Francis Bacon

« S’il y en a un parmi les peintres, qui avait la couronne et qui, chaque nuit, dégringolait de son trône, c’était bien lui ; mais il avait beau s’enivrer dans les pubs et se déchaîner dans les casinos, il restait le roi. Je crois même qu’en se livrant à ces excès, roi, il l’était encore plus. »

Bleu Bacon est le récit d’une nuit folle.

Enfermé – volontaire – dans le Centre Pompidou (Paris) lors de l’exposition Bacon en toutes lettres (2019), muni d’une lampe Leroy Merlin (qu’on médite ces deux mots séparément et ensemble), Yannick Haenel a vécu une aventure spirituelle le mettant au contact, par les sortilèges de la peinture de l’artiste britannique, de sa propre nuit, de son enfance africaine, et des éclairs ayant déterminé son existence.

Publié dans la collection « Ma nuit au musée » (Alina Gurdiel), Bleu Bacon est un livre hanté.

On y assiste à une expérience initiatique, la tête « alvéolée » (Herman Melville) du regardeur étant le lieu de tous les dangers.

Il faut traverser la migraine, se laver les yeux au bleu multiple du peintre ensorcelé, entrer dans le noir, en se cognant aux parois de verre des tableaux.

Au fond, il suffit de traverser sa propre mort, la peinture à son plus haut degré d’intensité permet cela.   

« Il y avait huit salles, dont la distribution composait un labyrinthe à la manière des tombeaux égyptiens ; les chambres donnaient l’une sur l’autre, à chaque fois identiques, et au milieu courait une galerie qui les divisait comme dans un miroir. »

Dans ce sanctuaire, comme probablement dans le chaos de l’atelier de Reece Mews (Londres) du peintre, se pressent les Erinyes, mais peut se déployer aussi la clarté, qui les anéantit. 

Un lit de camp est installé au cœur de l’exposition, ce n’est pas un grabat mais une barque somptueuse voguant sur un fleuve appelé Mémoire.

Apparaissent le désert du Ténéré, dans le nord du Niger, puis Niamey, où, à douze ans, l’enfant Haenel, sorcier lui aussi, traçait des mots, dans l’ombre, sous les pâles d’un ventilateur : « L’écriture rouvre le paradis et dans le même temps y introduit le poison. » 

Apparaissent les falaises de Bandiagara, au Mali, et le Renard pâle, dieu dogon, privé de parole pour avoir voulu être libre de toute filiation, écrivant depuis son exil de toute communauté avec ses pattes sur le sable.

Et un sorcier s’avançant vers l’adolescent amoureux d’une jeune vierge, des serpents sur la tête, poussant un cri de terreur quand il découvre les initiative du jeune étranger : Y H.

Ecrire, comme peindre, est un sacrifice, et l’on ne sait pas toujours très bien si les esprits que nous convoquons sont favorables ou nuisibles. 

« A cette époque, j’étais le silence même. Il me semblait que toute parole se décomposait lorsqu’elle sortait de mes lèvres : former des syllabes m’apparaissait non seulement inutile et douloureux, mais sacrilège ; mon silence était sacré : il verrouillait ma chambre sur un trésor dont seule mon écriture avait la clef. »

Pour aller vers la délivrance, il faut un baptême, un lac, une oasis, des gouttes de bleu.

Il faut par exemple Water from a Running Tap (Eau s’écoulant d’un robinet), où il n’y a que du bleu, quelque chose comme un flux d’immaculée conception.

« Une eau, écrit Yannick Haenel, jaillit au cœur de chaque instant ; vivre, c’est tendre la bouche vers ce qui ruisselle. La soif est une approche de la vérité. »

La peinture procure cette eau de fraîcheur.

Le bleu chez Bacon est la couleur du salut, qui « déjoue la pétrification ».

Qui est capable de peindre l’insaisissable ?

« Je pense souvent à cette phrase de Cézanne : « L’eau changée en vin, le monde changé en peinture. » (…) Si le monde n’est pas peint, on n’y verra bientôt plus rien. »

Voilà, Bleu Bacon, qui n’est pas une étude exégétique, mais une odyssée spirituelle, comporte des phrases qui sauvent.

Ce sont des lumières, des lucioles, des feux de joie.

J’aime les relever : « C’est un étrange combat : la peinture (mais aussi la littérature) exige qu’on ne s’arrête jamais. Si nous nous arrêtions, les ténèbres nous absorberaient tous. »

« Ne plus regarder des tableaux, c’est risquer de perdre la vue. »

« Bacon provoque ça chez celui qui le regarde : il lui cisaille les yeux. »

« J’attends tout de la peinture, comme j’attends tout de la littérature et de l’amour. Je veux qu’elle me comble – qu’elle me vide et me remplisse, qu’elle réponde aux abîmes qui s’ouvrent en moi. »

« Ceux qui vacillent et titubent me plaisent ; j’aime tout ce qui glisse. L’obstination à se tenir debout est une vertu limitée ; on voit mieux le ciel de biais. »

« On ne peut pas regarder un Bacon comme on regarde n’importe quel autre tableau : il réveille précisément l’excès en vous. »

« La seule énigme, c’est le sang, Bacon l’a répété de tableau en tableau. Le sang colle à l’existence, il est le nom secret de la peinture. »

« Une lame brille dans l’obscurité, c’est elle qui sépare chaque instant : vie, mort, vie. L’étincellement sur la lame nous initie. »

« Bacon ne s’acharne jamais sur ce qui meurt, il se détourne de la charogne ; lorsqu’il regarde en face l’abattoir, c’est pour faire entendre ce que Bataille appelle notre « malédiction » : les humains sont des tueurs que le sang dégoûte. »

« On croit qu’on regarde la peinture, mais c’est soi-même qu’on scrute éperdument. »

« Le sacrifice [ou la charité], c’est quand on ne compte pas. »

« La peinture est faite de l’amour qu’on lui porte, elle vient des morts qui vivent à l’intérieur de nos yeux et de la passion qu’on met à les écouter. »

La plupart du temps, les commentateurs font de Bacon le peintre de la violence et du malsain.

Yannick Haenel rétablit la vérité : « Soyons clairs : Francis Bacon n’est pas le peintre de la violence et de la cruauté, c’est la société qui est sadique (et qui a intérêt à nous faire croire que les artistes sont des détraqués). Un grand peintre, comme Le Caravage ou Bacon, n’est ni du côté du mal ni contre le mal : c’est quelqu’un qui s’empare de la violence dont les humains sont l’objet pour lui donner une forme qui la dénude. Le monde est abject, sauvage, criminel ; un peintre en restitue l’énigme nerveuse. »

Et la volupté, qui est le fruit des plus endurants face à l’horreur quand ils parviennent à opérer – passe magique – le renversement du regard (logique des exceptions, disait Philippe Sollers, à qui ce livre est dédié).

« Une chose encore : l’art de Bacon ne rétrécit pas avec le temps, il ne s’oriente vers aucun minimalisme mais s’ouvre au contraire à une étendue de lumière vidée de ses figures. Mystère de ces surfaces désentravées qui se multiplient dans les années quatre-vingt lorsque Bacon se met à peindre des dunes, des paysages de jungle ou de savane, des jets d’eau, des vues de la Terre depuis un satellite. »

Plus loin : « A travers les époques, les braves gens ne cessent d’être choqués par le monde dont ils s’arrangent très bien dès lors qu’il s’agit d’en tirer profit. Ils ne supportent que ce qui va dans leur intérêt ; on n’aurait pas le droit de peindre, mais eux, ils font des affaires. »

Voici maintenant le fameux Œdipe et le sphinx d’après Ingres (1983) : la sphinge (c’est une femelle, précise l’écrivain) est notre double, elle nous ventriloque, nous tue en nous donnant la victoire.

Le chapitre 6 est un chorus de jazz (il y en a 25), dix pages sans paragraphe ni point énumérant Bacon jusqu’au vertige, non pas une vision panoramique, mais une vue totale où le temps n’existe plus, où Lascaux consonne avec Pontormo, et le corps du regardeur avec un flocon de peinture mauve.

Comment entre-t-on dans la peinture ?

Que se passe-t-il lorsque l’on regarde intensément comme Yannick Haenel Delacroix, Le Caravage, Bacon, Adrian Ghenie ou Bruno Perramant ?

Une ouverture du cœur.

Un surcroît de vie.

Une féérie d’éclairs.

Une dénudation.

Un festin de « nourriture inconnue » (Kafka).

Une liberté déchirant l’angoisse.

La délivrance d’un savoir étrange.

Bacon boit, se déchaîne, se peint torve, tordu, ravagé, se livre à ses fantasmes homosexuels les plus crus, devient diable, mais il est fondamental un innocent, un témoin, un messager.

Si les célèbres Trois études de figures au pied d’une crucifixion (1944) et Triptyque mai-juin 1973 vibrent de l’impossible – peindre le démoniaque et la mort, par suicide, de son amant George Dyer -, c’est que Bacon se confronte à l’infigurable et à nos propres cauchemars.

Mais le peintre, comme l’écrivain véritable, sont ces héros (terme sollersien) qui, au plus loin du néant, cherchent/trouvent obstinément ces points « où l’on se réveille de la mort ».

Yannick Haenel, Bleu Bacon, collection « Ma nuit au musée » dirigée par Alina Gurdiel, Stock, 2024, 234 pages

https://www.editions-stock.fr/livre/bleu-bacon-9782234088504/

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  1. Avatar de vagabondageautourdesoi Matatoune dit :

    Je crois qu’après cette présentation, je ne peux pas ne pas m’y plonger ! Merci

    J’aime

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