
« La femme stérilisée par les S. S., l’homme qu’on a fait coucher contre sa sœur nue, la mère qui tenait son enfant contre elle pendant qu’on lui cassait la tête, celle qu’on a invitée à l’exécution de son mari, les rescapés des fours, tous ceux qui ont tremblé, jour après jour, des années durant, qui ne sont plus chez eux nulle part, et à qui on a parlé d’une terre d’orangers et de lacs où personne ne leur cracherait au visage, on les a tous frappés parce que les affaires de nos génies politiques étaient arrangées de telle sorte qu’il n’y avait pas moyen de ne pas les frapper. Et tout cela, au milieu d’un grand silence, ou du bavardage pharisien. » (Albert Camus)
Répondant – pour un grand nombre de textes – aux critiques ayant fait suite à la publication de l’essai L’homme révolté (1951), notamment celles d’André Breton et de la revue sartrienne Les Temps modernes, les écrits du volume Actuelles II (1948-1953), sous-titré Une morale est possible, ne cessent de dénoncer le dévoiement des idéaux de la révolution russe de 1905, transformant l’utopie communiste en pratique autoritaire/dictatoriale.
« Les socialistes révolutionnaires de 1905 n’étaient pas des enfants de chœur, rappelle l’écrivain. Et leur exigence de justice était autrement sérieuse que celle qui s’exhibe aujourd’hui, avec une sorte d’obscénité, dans toutes les œuvres et dans tous les journaux. Mais c’était parce que l’amour de la justice était brûlant chez eux qu’ils ne pouvaient se résoudre à devenir de répugnants bourreaux. Ils avaient choisi l’action et la terreur pour servir la justice, mais ils avaient choisi en même temps de mourir, de payer une vie par une vie, pour que la justice demeure vivante. »
Il est question dans cet ouvrage de sortie du nihilisme et de renaissance, de paix et d’art, de courage.
« La justice meurt dès l’instant où elle devient un confort, où elle cesse d’être une brûlure, et un effort sur soi-même. (…) Mais c’est qu’alors il s’agissait de mourir et il fallait des apôtres, espère rare. Aujourd’hui, il ne faut plus que des bigots et les voilà légion. »
Les persécutés lassent, fatiguent, dérangent, ceux qui s’empressent d’oublier les crimes auxquels ils ont participé, de près ou de loin, analyse dans l’article Justice et haine Albert Camus, mais il y a l’obstination du témoignage contre les pharisiens de la justice.
La véritable aristocratie, précise-t-il dans d’autres textes, est celle de l’intelligence (accordée à la vérité) et des travailleurs.
D’une ironie noire, dans une interview parue en 1951, Camus déclare : « En apparence tout le monde aujourd’hui aime l’humanité (comme on aime la côte de bœuf, saignante) et tout le monde détient une vérité. Mais c’est là l’extrémité d’une décadence. La vérité pullule sur ses fils assassinés. Les justes de l’heure présente se trouvent dans les prisons et dans les camps, pour la plupart. Mais là se trouvent aussi les hommes libres. Les vrais esclaves sont ailleurs, dictant leurs ordres au monde. »
On trouve assez souvent dans Une morale est possible une valorisation des ouvriers – du « syndicalisme libre » et de la revue qu’il juge excellente La Révolution prolétarienne -, qu’une partie importante de la gauche française ces dernières années n’a peut-être pas suffisamment considérée, préférant s’enfermer dans les querelles concernant les moeurs.
« La règle de notre action, le secret de notre résistance, peut se formuler simplement : tout ce qui humilie le travail humilie l’intelligence, et inversement. Et la lutte révolutionnaire, l’effort séculaire de libération se définit d’abord comme un double et incessant refus de l’humiliation. »
Camus s’attaque aux mystifications de son époque, à la civilisation mécaniste, à la moraline des donneurs de leçons, à l’humanisme de salon et aux idéologies prônant l’émancipation de tous – mais plus tard, selon la logique hégélienne de la fin de l’Histoire -, tout en bâtissant des prisons et en pratiquant l’épuration : « Ils refusent l’homme qui est au nom de celui qui sera. »
« Quant à Lautréamont et à l’antimilitariste Rimbaud, avance-t-il, un régime communiste se croirait obligé de les rééduquer. »
Il y a la gauche policière, et la gauche libre, choisissez votre camp – Rousseau contre Voltaire ?
« La morale bourgeoise nous indigne par son hypocrisie et sa médiocre cruauté. Le cynisme politique qui règne sur une grande partie du mouvement révolutionnaire nous répugne. Quant à la gauche dite indépendante, en réalité fascinée par la puissance du communisme et engluée dans un marxisme honteux de lui-même, elle a déjà démissionné. (…) C’est par la déification de Marx que le marxisme a péri. »
On lit ceci, qui m’enchante, dans Entretien sur la révolte (1952) : « J’ai dit seulement que, depuis cent cinquante ans, l’idéologie européenne s’était constituée contre les notions de beauté et de nature (par conséquent de limite), qui ont été, au contraire, au centre de la pensée méditerranéenne. J’ai dit que du même coup un équilibre s’était rompu, que l’Europe n’avait jamais été que dans cette lutte entre midi et minuit et qu’une civilisation vivante ne pourrait pas se constituer en dehors de cette tension, c’est-à-dire sans cette tradition méditerranéenne, négligée depuis si longtemps. »
Et dans Création et liberté (1953) : « Si la liberté, sur une grande partie du monde, et en recul, c’est sans doute parce que jamais les entreprises d’asservissement n’ont été plus cyniques et mieux armées, mais c’est aussi parce que ses vrais défenseurs, par fatigue, par désespoir, ou par une fausse idée de la stratégie et de l’efficacité, se sont détournés d’elle. Oui, le grand événement du XXe siècle a été l’abandon des valeurs de liberté par le mouvement révolutionnaire, le recul progressif du socialisme de liberté devant le socialisme césarien et militaire. Dès cet instant, un certain espoir a disparu du monde, une solitude a commencé pour chacun des hommes libres. »
Oui, une solitude, chance et damnation.

Albert Camus, Actuelles II, Une morale est possible, Folio essais, 2025, 160 pages
https://www.gallimard.fr/catalogue/actuelles-2-une-morale-est-possible-1948-1953/
