De la vie des images, par Anouk Deville

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De la famille photographique des Antoine d’Agata, Anders Petersen/J.H. Engstrom, Jane Evelyn Atwood, Anouk Deville cherche à témoigner par ses images de la sensation d’un pur présent, à travers ivresses, instants dionysiaques de toutes sortes, et épreuves mettant en scène un corps souffrant/jouissant.

A la limite des représentations véhiculées par la doxa, ici heurtée, violentée, ridiculisée, le travail photographique d’Anouk Deville relève d’une expérience poétique fondamentale, impliquant d’aller au contact de la réalité et de ne pas en revenir indemne.

Par la grâce de sa présence décisive favorisant une immersion pleine dans ses sujets, la belle photographe marseillaise cherche ce que Georges Bataille appelait « la souveraineté », soit un abandon entier à ce qui vient, une chute qui est aussi une assomption.

Nous nous sommes rencontrés à l’occasion de la sortie de son premier livre, magnifique et difficile, aux éditions Zoème.

Ce pourrait être un parcours au coeur du nihilisme contemporain, mais c’est un chemin menant vers une délivrance, une traversée de la mort.

Intitulé sobrement, Anouk Deville, ce livre courageux est appelé à devenir très rapidement culte.

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Comment est née votre vocation de photographe ?

A l’école, j’étais passionnée d’arts plastiques, je touchais un peu à tout, dessin, peinture, collages… Je n’étais pas une ado facile, c’était pour moi le moyen d’extérioriser mon mal être. Un jour, mon professeur d’art m’a montré un livre de Nan Goldin, j’avais 15 ans. J’ai alors demandé de l’emprunter pour mieux le regarder chez moi (ce qu’elle a refusé craignant que mes parents ne tombent dessus et pensent qu’elle me montrait des images inappropriées…). Je l’ai donc pris en douce et ai passé la nuit à le feuilleter, en pleurant. Ces images ont eu une telle résonance en moi que j’ai compris que la photo ne me quitterait jamais. J’avais trouvé ma voix/e.

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Pourquoi l’œuvre de Nan Goldin vous a-t-elle touchée autant ?

C’est difficile à expliquer, je crois que je ne savais pas que l’on pouvait exprimer de telles émotions au travers de la photo. J’ai été surprise et happée par la brutalité de la réalité qu’elle me mettait sous les yeux. Quand je repense à ce moment, je me souviens d’une image en particulier, celle d’un homme atteint du sida, décharné, dans un lit, son conjoint l’embrassant sur le front. J’ai rarement vu  depuis une image aussi puissante, tendre et violente à la fois.

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Y a-t-il eu des rencontres déterminantes dans votre parcours de photographe ?

Plusieurs, oui.

La première, et la plus déterminante, est avec Antoine d’Agata. J’avais 17 ans quand mes parents m’ont offert un stage avec lui pendant les Rencontres d’Arles pour me féliciter d’avoir eu mon bac. Bien sûr, ils n’avaient aucune idée de la teneur de ses images, et moi non plus à vrai dire. J’avais sélectionné un photographe un peu au hasard dans la liste des intervenants. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette intense rencontre m’a marquée tant sur le plan personnel que photographique. Malgré les hauts et les bas de notre relation depuis dix ans, je ne le remercierai jamais assez pour l’impact qu’il a eu dans ma vie à ce moment-là.

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Puis j’ai rencontré Soraya Amrane (ex Atelier de Visu à Marseille) avec qui nous avons su tisser avec le temps un lien de confiance nécessaire à une collaboration fructueuse. Elle est l’éditrice de mon livre.

Je ne vais pas toutes les citer, mais bien d’autres personnes, photographes ou pas, m’ont aidée à mettre ma pratique de la photographie en perspective, à remettre en question mon rapport au monde et à l’autre.

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Quels axes/thématiques/séries avez-vous privilégiés pour votre premier livre ?

 Je ne pense pas que l’on puisse parler de séries, le livre ayant été conçu comme un flux, avec le moins de cassures possibles. Les images ne s’enchaînent pas tranquillement les unes après les autres, elles s’entrechoquent, se déchirent, se chevauchent, se laissent respirer et s’oppressent, elles vivent. C’est un livre bien sûr autobiographique, mais je crois que nous sommes tous plus ou moins frontalement confrontés aux thématiques que mes images abordent. Le rapport au corps, le sien et celui de l’autre, est très présent. Il s’exprime au travers de la sexualité mais aussi des mutilations, marques, rides. C’est une quête de soi à travers les aspérités de l’autre, mais aussi la découverte de la différence, de ses limites.

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Vous êtes très sensible à la marginalité, à la violence sociale, à la sexualité et à la mort. Pourquoi ces thèmes ?

Justement, ce qui m’intéresse, ce sont les limites. La ligne entre le normal et le marginal, la vie et la mort, le sexe et l’amour. Toutes ces lignes ne cessent de s’entrelacer, et je ne crois pas être une photographe de la violence ou de la marginalité, mon but n’étant pas de choquer, mais de rendre visibles les interstices entre ces lignes qui dansent au rythme de nos peurs et de nos désirs.

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Vous aimez les situations extrêmes. Comment introduire un appareil photo au coeur de la tempête ?

Le secret, c’est de ne surtout pas se poser la question avant. J’ai été sortie manu militari de plusieurs endroits, matraquée par des CRS, détestée par des amis qui ne voulaient pas être immortalisés dans la tempête, et même menacée par une arme par un homme qui pensait que l’appareil était un flingue… Introduire l’appareil n’est pas toujours simple, c’est un témoin gênant parfois, mais c’est une question d’éthique. Personnellement, je fais très attention à respecter la volonté des personnes que je photographie, quitte à renoncer à certaines images que j’aime beaucoup…

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Y a-t-il des audaces que vous ne vous autorisez pas ?

Pas vraiment, je suis allée vers tout ce qui m’attirait. La limite se situe surtout à propos de ce que je décide de montrer ou pas. Encore une fois, c’est une question d’intégrité. Pour moi, et ceux qui m’ont acceptée dans leur intimité.

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Vous produisez des images de nature très différentes, en noir et blanc ou couleur, dans un grain photographique souvent changeant. Pourquoi un tel disparate ?

La disparité est tout d’abord due au fait que je photographie depuis une dizaine d’années, j’ai donc eu une multitude d’appareils. Mais la vérité, c’est que je ne me soucie que peu de la qualité technique de mes images. J’ai eu une formation académique, donc je maîtrise les bases, mais je fonctionne à l’instinct. Chaque image est donc le reflet de mon envie et  de mon humeur du moment.

Propos recueillis par Fabien Ribery

Anouk Deville, Anouk Deville, Journal, Zoeme éditions, 2016, 216 pages noir et blanc/couleurs – parution octobre 2016

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Vous pouvez aussi me lire en consultant le site de la revue numérique indépendante Le Poulailler

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