
Le philosophe et romancier Denis Diderot (1713-1784) donne dans L’Encyclopédie une définition parfaite de la nation : une certaine quantité de peuple, rassemblé sur un territoire donné, et se plaçant sous l’autorité d’un même gouvernement.
Cette définition peut paraître minimale, mais elle évite bien des malentendus. Il ne s’agit pas en effet comme chez Johann Gottfried von Herder (1744-1803), l’ami de Goethe, de magnifier le génie d’un lieu, l’âme d’un peuple, la superbe d’une langue particulière, toujours soupçonnables de chercher à en imposer à qui ne partage pas la même idiosyncrasie.
La radicalisation de la notion d’Etat-nation ne se soutient que d’une violence permanente contre quiconque paraît, par sa pensée, sa position sociale, ou simplement sa couleur de peau, fragiliser l’unité mythifiée.
Face au retour des frontières armées en Europe, et des logiques nationalistes d’exclusion, il est bon de se demander ce qui aujourd’hui nous lie encore.

Dans un essai vif, proche d’une allocution, Don Quichotte chevauche par-delà les frontières, le germaniste Peter von Matt, conscient des dangers du repli, fait ainsi l’éloge de la littérature comme espace d’inspiration et de rencontres cosmopolites.
Le chevalier à la triste figure, accompagné de son fidèle écuyer, mais aussi Hamlet ou Ulysse, sont ainsi convoqués en tant que hérauts de cette « littérature mondiale » chère au père du Jeune Werther.
Constat : « Mais là où la politique creuse partout des tombes, la littérature rassemble. »
Incapable d’agir, mélancolique, Hamlet est ce prince si humain, pour qui Don Quichotte, preux d’opérette pétri de contradictions, semble le plus beau des frères.
Cervantès et Shakespeare meurent tous deux en 1616, à dix jours d’intervalle, voyez-y symbole.

Quand se referme de nouveau le piège de la pensée strictement identitaire – force motrice à laquelle ne résista pas un esprit aussi brillant que Thomas Mann – il importe de rappeler Dada, « une sorte d’ordre mendiant du XXe siècle, et la noblesse d’un idéal transfrontalier (New York la paneuropéenne).
Européens, encore un (grand) effort, pour construire cette République de l’esprit, ouverte à l’altérité, la différence et l’égalité, à laquelle Peter von Matt, héritier des Lumières, croit encore.
Et puisqu’il n’y a que des guerres civiles, tentons de placer la raison de la littérature au cœur de nos nations.
C’est trop tard ? Et alors ?
Peter von Matt, Don Quichotte chevauche par-delà les frontières, L’Europe comme espace d’inspiration, traduit de l’allemand par Lionel Felchlin, préface de Roger de Weck, éditions Zoé, 2016, 62p
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