Jean Lorrain, rose comme une fille, la correspondance d’un écrivain bretteur

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« Jean Lorrain est l’Iris Noir de notre bourbeux marécage. Il est plus aisé de lui donner une plante pour ancêtre qu’un homme. » (Jacques des Gachons)

Parmi les grands extravagants de la littérature française, Jean Lorrain (1855-1906) occupe une place de premier rang.

Chroniqueur littéraire redouté, écrivain en tous genres, Jean Lorrain a sidéré la Belle Epoque par ses frasques, et son tempérament provocateur scandalisant notamment sa ville natale de Fécamp, où il est enterré.

Mort à cinquante ans, le protégé d’Edmond de Goncourt semble avoir pourtant vécu plusieurs vies, tant son œuvre est abondante, et ses travestissements nombreux.

Homosexuel affiché, antibourgeois forcené, ce dandy aimant la fréquentation des mauvais garçons et des grands singuliers aura cherché à sculpter sa vie loin des canons du bon goût de son temps.

Lorrain Jean

Léon Daudet le décrit ainsi : « Il avait une tête poupine et large à la fois de coiffeur vicieux, les cheveux partagés par une raie parfumée au patchouli, des yeux globuleux, ébahis et avides, de grosses lèvres qui jutaient, giclaient, et coulaient pendant son discours. Son torse était bombé comme le bréchet de certains oiseaux charognards. Lui se nourrissait avidement de toutes les calomnies et immondices. »

Le portait est à charge, mais il donne la mesure de la démesure du personnage.

Drogué à l’éther, l’Enfilanthrope est un électron libre, traversant le tout-Paris en faisant fi des conventions. Sa plume est acérée, il est admiré et haï.

Décadent Jean Lorrain ? Non, oui, surtout un débauché insaisissable ne s’en laissant compter par personne.

Lorrain par Bac

La publication de ses Lettres (1882-1906) par les indispensables éditions du Lérot (Tusson, Charente) est ainsi une pièce de choix à verser au dossier de l’infâme et superbe bretteur, multipliant les saillies verbales comme les interlocuteurs.

Surgit par la grâce de cette correspondance (beaucoup de lettres sont probablement encore à découvrir, chez des particuliers, lors de ventes publiques) tout un monde de beaux fantômes, comme un parfum d’époque, à retrouver en mots ou/et en iconographie (reproduction riche de multiples photos, dessins, documents divers) : le compositeur Jules Massenet, l’actrice Sarah Bernhardt, l’amante vieillissante de Victor Hugo, Juliette Drouet, l’écrivain normand Jules Barbey d’Aurevilly, le critique Félix Fénéon, Guy de Maupassant (ami/ennemi), Joris-Karl Huysmans (magnifique photo page 193), Catulle Mendès, Henri de Régnier, Anatole France, André Gide, Lugné-Poe, François Coppée, Pierre Louÿs, Liane de Pougy, Albert Samain, Octave Mirbeau, la chanteuse Yvette Guilbert, Jacques Richepin (de Douarnenez), Marguerite Moreno, la capiteuse Anna de Noailles, et tant d’autres.

Tourbillon de noms, de missives, qui sont des fusées.

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Habitué du cabaret Le Chat Noir, le « païen décadent » écrit ceci (lisez comme on entend sa voix), en février 1885, au journaliste et critique Laurent Tailhade : « Cochon d’ami, ou suave poète du pétunia, je t’écris du Chat Noir, où j’ai été reposer ma belle âme alarmée d’une lutte engueulante de maquereau assiégée à moi seul hier à Doulan au bal de ces dames. »

A propos des « féministes » du club de lettres les Bas Bleus, Jean Lorrain écrit dans Le Zig Zag un article au vitriol, féroce et amusant, intitulé Le Troisième sexe : « Or, depuis quelques temps, la littérature, jusqu’ici réservée aux débuts des jolis garçons de forte musculature et de mœurs malpropres (M. de Maupassant s’est chargé de nous l’apprendre dans Bel Ami) la littérature tend à devenir, elle aussi, le camp des invalidées de l’alcôve et des refusés de la galanterie : un flot montant de vieilles gardes, une marée de mondaines rancies bat lamentablement, désespérément le seuil des éditeurs et l’escalier des bureaux de rédaction. Telles jadis les suppliantes Océanides au pied du roc où saignait Prométhée, telles s’accrochent et se hissent autour du Rocher Succès les augustes débris des amours de nos pères ; la vieille dame écrivante, pis, la vieille dame encombrante, admirante, implorante est partout. »

Plus loin : « Il y avait Sodome, il avait Lesbos, nous avons les Bas-Bleus, le troisième sexe ; ni hommes ni femmes, Bas-Bleus. Les Bas-Bleus, c’est-à-dire le clan des tétonnières hors d’âge, bedonnantes, ventrues, gorgiasées, velues, prétentieuses et soufflées, essouflées, galantes. »

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Au journaliste Gabriel Mourey, l’auteur de Hélien garçon d’hôtel (1907) évoque à demi-mots sa syphilis (le ton fait penser à la franchise d’un Flaubert) : «  Mon cher ami, je ne vaux pas mieux que vous : mon orchyllis m’a cruellement repris, j’ai la langue et la pine (allons y donc carrément) dans un déplorable état : tous mes reliefs menacent ruine. »

A propos d’un importun : « Ce parfait raseur me courserait et je suis déjà assez énervé comme cela. »

Cette lettre, incroyable, à Octave Mirbeau : « Des ordures naturellement, vous écrivez il pleut de la merde, et du dégoût, des dégoûts, du dégoût, vous pouvez avoir du dégoût, vous M. Octave Mirbeau, vous n’avez jamais eu que des intérêts, de sales intérêts qui ont dicté toute votre sale conduite et la boue vous étouffe et le fiel vous étrangle et de rage de vous voir percé à jour vous voyez rouge pour ne pas voir blanc et jaune pour ne pas voir rouge. »

Réponse de l’intéressé : « Seulement je vous avertis que si vous encore le malheur de vous occuper d’une façon anonyme ou autre, chaque fois que je vous rencontrerai, vous recevrez un énergique coup de pied dans votre joli derrière à tout faire. » (on appréciera à sa juste valeur la dernière expression)

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En exergue de son travail d’exégète collecteur, Eric Walbecg cite l’écrivain et esthète Gustave Coquiot : « Lorrain – ça l’excite, ces hôtels aux marches juteuses, ignobles – lui, raffiné – il a l’air, enrubanné, d’un bonbon fondant. »

Il paraît qu’il existe une école primaire Jean Lorrain à Fécamp. Ces gens sont fous.

A bons entendeurs, doncques.

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Jean Lorrain, Lettres (1882 – 1906), une collection rassemblée et annotée par Eric Walbecg, Du Lérot éditeur (Tusson, Charente), 2017, 424 pages

(et merci notamment à Jean de Palacio et Thibault d’Anthonay pour la qualité de leurs travaux de recherche)

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Du Lérot éditeur

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  1. Pierre Zanone-Poma dit :

    Un extrait d’Heures d’Afrique de Jean Lorrain (qui se surnommait lui-même l’Enfilanthrope):
    « Oh! ces juives de Constantine avec leurs yeux chassieux, leurs faces de graisse blafarde sous le serre-tête noir, comme une tare, sous le chatoiement des soies changeantes, et la hideur des seins flasques et tombants sur le ballonnement des ventres! Dans toutes les boutiques, des têtes rusées à l’œil oblique, des têtes sémites enturbannées ou coiffées de chéchias, vous donnent partout, où que vous regardiez, l’obsession et l’horreur du juif.
    Cela tient à la fois du malaise et du cauchemar : le juif se multiplie comme dans la Bible, il apparaît partout, dans la lucarne ronde des étages supérieurs comme dans l’échoppe à niveau de la rue; et partout, sous le cafetan de soie verte comme sous la veste de moire jaune, c’est l’oeil métallique et le mince sourire déjà vus dans le Peseur d’or. Chose étrange dans cette race, quand la bouche n’est pas avare, elle est bestiale, et, sous le nez en bec d’oiseau de proie, c’est la fente étroite d’une tirelire ou la lippe épaisse et tuméfiée d’un baiser de luxure.
    Le ghetto ne devait pas être plus hideux jadis dans l’ancien Venise… »
    Et en effet, il existe une Avenue et une école Jean Lorrain dans sa ville natale et « Les Amis du Vieux Fécamp » estiment dans leur revue « qu’on n’en a pas fait assez… » pour ce respectable écrivain…

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