
Tout part chez la photographe Nolwenn Brod d’une volonté d’explorer la dimension de la rencontre, qu’elle soit d’ordre immédiatement familiale/intime, ou qu’elle prenne des chemins plus inattendus.
Sa recherche est de l’ordre d’une volonté d’unifier ce qui semble apparaître d’abord comme une antinomie, vivants et non-vivants, affects positifs et négatifs, mondes du dehors et du dedans, violence et paix.
Son inspiration provient essentiellement de la force que procure l’enthousiasme vécu comme un flux autorisant des conjonctions très belles dans l’inédit qu’elles inventent.
Ses photographies apparaissent donc comme un territoire sans frontière, peaux perméables aux rêves comme aux rugueuses réalités.


Vous venez d’obtenir à Hyères, avec la série La Ritournelle, dont vous aviez présenté un extrait à Paris Photo en 2016, la dotation Elie Saab lors du 32eme Festival International de Mode et de Photographie de la Villa Noailles. Cette dotation est une bourse de création pour une résidence de trois semaines à Beyrouth. Quels ont été les critères d’attribution ? En quoi consiste cette série ?
Je ne peux pas me prononcer sur les critères d’attribution car je ne les connais pas. Les écritures et les parcours de chacun étaient très différents. Est-ce que le fait d’avoir déjà travaillé en résidence de création a joué ? je ne le pense pas. Je n’avais pas proposé de projet précis à réaliser dans la ville, seulement communiqué mon envie d’un ailleurs, la découverte d’un territoire, sa lumière, ses habitants, sa mémoire.
La Ritournelle, il s’agit d’un couple et de leur territoire amoureux, social et professionnel, qui se voit bouleversé par un changement de lieu et la naissance d’un enfant. Marie et Jean se sont installés dans un village en campagne avec leur enfant après avoir vécu plusieurs années en ville. Je leur rends visite régulièrement depuis 2015, je m’intéresse à ce qui les façonne au quotidien, au rapport qu’ils entretiennent avec l’environnement, aux objets et l’usage qu’ils en ont, à la différence dans la répétition des gestes et des postures, à l’influence des paysages visibles depuis les chemins souvent empruntés, les rituels des animaux dans les champs alentours, tout cela dans une recherche de sensations aussi mutables soient-elles, que je tente de rendre palpables. L’ouvrage Mille plateaux de Deleuze et Guattari serait pour l’instant la principale source d’inspiration, d’ailleurs Saint-Léonard-de-Noblat se situe étrangement à 30 minutes de leur habitation.

Caroline Benichou a écrit ceci sur mon travail, qui me paraît très juste : « Des images qui sont autant d’oxymores : coïncidences de l’exultation et de l’animosité, de l’animalité et du spirituel, de la douceur et de la blessure, de la retenue et de l’impudeur. Ainsi résonne la ritournelle, petite musique entêtante, va-et-vient incessant, chant circulaire. »

La région est connue pour ces villages de sculpteurs de pierre, la tapisserie (Aubusson), la porcelaine (Limoges), alors j’aimerais mêler par la suite d’autres disciplines au projet. Une pièce en tissage Jacquard est en cours de réalisation, je collabore avec Rosanna Lefeuvre étudiante en dernière année aux Arts Décoratifs, rencontrée à Hyères cette année. Quant à la sculpture, je n’ai qu’une pièce pour le moment, collectée (volée) dans le paysage, une pierre de sel façonnée par le passage de la langue des bovins. J’ai découvert récemment le lithophone, une pièce qui pourrait bien fonctionner dans cette série, mais il semble très difficile de s’en procurer. A travers la vidéo nous nous intéressons aussi à l’historicité du geste, aux arts de faire traditionnels dans la région. Marie s’est formée au mime corporel selon Decroux qui explore les possibilités du mouvement en plaçant le drame à l’intérieur du corps en mouvement – mais cela reste à l’état de recherches.

Connaissez-vous personnellement le Liban ? Quelles représentations en avez-vous ? Quels sont pour l’instant les axes de votre projet ? Quand partez-vous ?
J’ai passé une semaine à Beyrouth début Août, je n’avais encore jamais visité le pays. Je connaissais le Liban sans le connaître, à travers les médias, au visage sombre : la situation géographique et politico-religieuse asphyxiante, la ligne verte aujourd’hui psychologique, les déchets déversés dans la mer, les réfugiés syriens qui s’ajoutent aux palestiniens (pour faire très court) ; et dans le point du jour, la vie nocturne beyrouthine. Il y a tant de choses à apprendre de la complexité du pays. Avant de partir je voulais suivre le fleuve Litani qui traverse la Plaine de la Bekaa, connue pour ses points chauds pendant la Guerre civile, et dont les rives délimitent le territoire du Hezbollah avant de se jeter dans la mer. Je n’ai pas eu le temps d’aller dans la Plaine qui se situe assez loin de Beyrouth, donc je vais peut-être mettre cette option de côté. En ville, j’aimerais établir une résonance entre les rituels de la sphère privée et ceux de la pratique musicale, souvent occidentalisée. J’ai rencontré un musicien de la scène underground qui a accepté de participer au projet, on verra ! Je repars trois semaines en octobre, dont deux ou trois jours seront réservés à la réalisation de quelques images de mode pour Elie Saab, la période de création est très courte. La restitution des travaux sera présentée à La Villa Noailles l’an prochain.

Vous avez publié en 2015 chez Poursuite Va-t’en me perdre où tu voudras, une série sur la disparition de votre père. Quels ont été vos choix esthétiques pour mener à bien ce travail ?
Je me souviens de m’être imprégnée de la poésie de René Char et des Œuvres Complètes de Nicolas Bouvier. J’ai suivi le trajet qu’aurait emprunté mon père, entre le dehors et le dedans, remplie de joie et de tristesse à la fois, dans une errance phénoménologique. Ce livre m’apparaît aujourd’hui comme la base de mon travail. Jai l’impression que toutes les prochaines images découleront de celui-ci, qu’elles ne seront que variations du même. Arpenter un territoire selon des trajets différents et répétés en voiture, s’éprendre de sa lumière, de ses habitants, où l’animal, le minéral et le végétal sont intimement liés.
Vous avez également publié un journal de trente pages édité par la Maison des arts de Grand Quevilly, une série réalisée lors d’une résidence ayant eu lieu en 2015, intitulée Même une jument est une espèce d’homme. Pouvez-vous présenter ce projet au titre inspiré de Lumière d’août, de William Faulkner ?
En juin 2015 j’ai été invitée par la Maison des arts de Grand Quevilly a exposer l’ensemble de mes travaux à l’automne, et je n’étais pas sûre d’avoir suffisamment d’œuvres pour les 200m2 du lieu. Adélaïde Lemaître m’a alors proposé de faire une résidence d’un mois au cours de l’été. Je sortais d’un long projet réalisé en Bretagne, alors c’était totalement inattendu de se retrouver ici sur une durée d’un mois. Je ne connaissais pas du tout la ville ouvrière située sur un méandre de la Seine en périphérie de Rouen, où 80% des habitations sont des logements sociaux, avec l’implantation de plusieurs usines d’ammoniaque classées Seveso. J’ai rencontré Diego par hasard dans une rue du bourg, je me souviens encore de cette troublante rencontre après quoi je n’avais pas d’autre choix que de le suivre chez son père. J’ai ensuite rencontré la mère et le beau-père, je suis restée avec cette famille, d’un foyer à l’autre sur une quinzaine de jours. Je lisais Faulkner à ce moment là, d’où le titre, et je fais timidement référence à son écriture dans les images, avec des nuques chaudes, des friches, des chevaux, de la mélancolie sous les cils, de l’alcool, et nous sommes à la fois nulle part et partout, dans une totale empathie envers cette famille.
La littérature nourrit-elle fortement votre imaginaire ?
Oui, mais je m’intéresse autant à des classiques, qu’à la Bible, à la mythologie et aux légendes populaires, qu’à la peinture, le cinéma, la philosophie, les bruits du silence.

Considérez-vous les êtres que vous photographiez comme des paysages ?
L’homme autant que l’animal, le minéral, le végétal ont une croissance, une décroissance, une présence, une disparition. Ils vivent différents états, renferment une puissance, une mémoire, une histoire, une voix. Ce que je tente de représenter, c’est l’ambivalence des sensations que me procurent la rencontre, qu’elle soit humaine ou paysagère, c’est un fragment de conversation où se propagent des émotions.
Qu’en est-il de votre projet de documentaire sur le guitariste et compositeur de musique industrielle Richard Pinhas ? En quoi la présence et le parcours de ce musicien sont-ils importants pour vous ?
La musique m’accompagne depuis longtemps. Je m’intéresse particulièrement à l’électronique allemand des années 1970 et à l’underground français de cette période-là, et donc le nom de Richard Pinhas en fait partie. Et c’est aussi Richard qui est à l’origine des archives en ligne des cours de Gilles Deleuze à Vincennes. Ils étaient très proches. Je recherchais un auteur pour le texte de La Ritournelle, c’était la personne idéale. J’ai appris l’hiver dernier qu’il vivait à Nantes, nous nous sommes rencontrés et il m’a écrit Interface, où la peau serait la seule interface possible pour une vie quantique…

Je lui ai par la suite proposé de faire ce documentaire car il remonte le groupe Heldon avec deux jeunes virtuoses nantais. Ils partiront en tournée en 2018. J’ai envie d’une forme assez libre, contemplative, mêlant musique et échappées philosophiques ; à la rencontre de ses amis intimes en France et outre-Atlantique, et de ceux qu’il aura influencé. Il est très connu au Japon et aux États-Unis, et autant respecté en France.
Quelle unité voyez-vous dans l’ensemble de vos travaux de nature relativement diverse ? D’autant plus difficile de répondre qu’il y a peu de travaux.
Ça va vous paraître un peu désuet mais peut-être que cette unité opère par le lien d’amour qui me lie aux êtres et aux choses que je photographie, où l’amour et la mort seraient intimement liés, où la vie est à la fois douce et amère. Je suis une « éclectique » dans le sens où j’alimente mon travail artistique en choisissant les gens, les choses, la matière qui m’entourent et dont je me sens proche, du moins de ce qui m’interpelle : et je me les approprie, rejetant les dissonances dans une constante curiosité.
Quel est votre lien au romantisme allemand ? Il y a chez vous un regard porté sur le sublime de l’intime et de la nature.
Goethe est sûrement la figure principale que j’admire, ainsi que les expressionnistes. Quand je photographie quelqu’un ou un paysage, j’ai besoin de sentir un enthousiasme. Ce n’est pas moins une forme que je contemple mais plutôt une force qui m’anime, une force vitale entre l’intime et l’universel, entre paysage intérieur et environnement extérieur.



N’y a-t-il pas dans votre recherche artistique l’ambition d’atteindre, par-delà jeux de force (je pense notamment ici à votre série Ar gouren sur les jeunes lutteurs bretons) et sentiment de la mort, une sorte d’ataraxie, ou plus simplement d’équilibre ?
Je m’intéresse pourtant aux tourments de l’âme, aux sensations affectives, alimentés par l’autre et la puissance tellurique de la nature. Je tente de les canaliser en les photographiant. Plus récemment avec La Ritournelle notamment, j’ai essayé de préserver une ambiguïté, dans une oscillation entre la douceur et la blessure. J’ai réduit la distance entre mon sujet m’apparaissant alors plus intime, dans la recherche d’une composition de formes géométriques comme dans le free jazz révélatrice d’émotions.
Vous écrivez ceci dans un court texte conclusif de l’ouvrage Va-t’en me perdre où tu voudras : « Dans la confusion des jours, apparaissent les traces d’un ordre qui semble me régir mystérieusement et me donnera des prolongements inattendus. » Que comprendre ?
Tout est question de croyances.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Nolwenn Brod, Va-t’en me perdre où tu voudras, textes de Nolwenn Brod et Amaury da Cunha, éditions Poursuite, 2015

Nolwenn Brod, La Ritournelle, exposition Galerie VU’ (Paris), du 15 septembre au 21 octobre 2017
Se procurer Va-t’en me perdre où tu voudras
