Lauréate de la Carte blanche PMU, la photographe Elina Brotherus a présenté un réjouissant travail sur le jeu et l’absurde s’inspirant de consignes imaginées par des artistes Fluxus, dont rend compte le catalogue intitulé Règle du jeu (Filigranes Editions) de l’exposition éponyme ayant eu lieu au Centre Pompidou du 27 septembre au 22 octobre 2017.
Reprenant son habituel personnage keatonien – surtout ne pas sourire, même dans les situations les plus bouffonnes – l’artiste finlandaise, accompagnée de la danseuse Vera Nevanlinna, s’applique à respecter scrupuleusement en des saynètes d’une drôlerie toujours sur le point d’exploser des mots d’ordre aussi rigoureusement formulés que souvent fantaisistes : « Laissez tomber quelque chose de haut », « Mettez des habits blancs et disparaissez dans le paysage », « Préparez du café en vous servant d’un métronome », « Tout le monde reste couché par terre, les yeux bandés avec un mouchoir, pendant longtemps ».
L’acceptation sans sourciller de contraintes très inattendues (« Tous les coureurs ont autant de ballons attachés à leurs corps que possible. Une fois les ballons placés, ils courent un sprint standard de 220 yards. ») permet à la photographe de transformer le langage en force visuelle, et de retourner la docilité supposée envers l’impératif des consignes en puissance de création personnelle.
Le hiératisme des poses et la chorégraphie précise des gestes construisent dans l’œil photographique qui ne cille pas le théâtre d’un monde étrange, inquiétant, et jubilatoire quand tout paraît possible, puisque les contraintes, loin de restreindre le champ perceptif, l’affranchissent, l’élargissent.
Pour les adeptes du mouvement Fluxus – à la géométrie difficilement déterminable -, l’art est avant tout question d’expérimentation, et de recherches formelles débordant sur tous les domaines de la vie.
Ils s’appellent Ben Vautier, Tuomas Timonen, Arthur Köpcke, Mieko Shiomi, George Brecht, et sont les héritiers du mouvement Dada.
Pastichant de façon ironique Marcel Duchamp, Elina Brotherus monte nue l’escalator du Centre Pompidou, chair blanche dans le monstre mécanique ne semblant pas le moins du monde intimidée.
La sérialité d’un John Cage menant à la volupté d’un silence spirituel très profond conduit aussi le sens d’une démarche esthétique aux frontières de la disparition de l’humain dans la matière même d’un monde où celui-ci ne surgit jamais que comme une exception, être surnuméraire condamné pour exister à des pitreries sans fin.
Les accessoires sont simples – une laisse, des ballons, des oranges, des dominos, des chaises – mais l’effet maximal dans leur pauvreté même.
La mise en scène de soi relève ici du bonheur de l’enfantillage : revêtir un costume, se masquer, jouer dans la neige ou sur le sable, se demander si l’on sera capable de jongler avec deux ou trois fruits, inventer des scénarios.
Inspirée par Francesca Woodman, Elina Brotherus conçoit l’identité comme un jeu de miroirs déformants, où le visage s’avère un objet permanent d’interrogation et de fascination.
Règle du jeu est ainsi pour la grande dame venue du Nord une nouvelle façon de diffracter sa présence burlesque et parfois douloureuse dans une série conçue comme une chance de déjouer les pièges de la subjectivité et de l’âge en un processus d’individuation continu et toujours surprenant.
Elina Brotherus, Règle du jeu, textes d’Abigail Solomon-Godeau et Karoline Ziebinska-Lewandowska, Filigranes Editions, 2017, 256 pages
Le blog de Fabien Ribery 