Des histoires vraies est l’un des best-sellers de Sophie Calle (treize livres aux éditions Actes Sud depuis 1998), déjà six fois réédité.
Augmenté de récits inédits, la nouvelle parution de cet ouvrage conçu comme un work in progress peut faire songer aux deux volumes des Microfictions de Régis Jauffret (2007 et 2017), à ceci près que textes et photographies sont ici élaborés comme des fragments de vraie-fausse autobiographie.
Sophie Calle pratique avec excellence l’art du mentir-vrai, brouillant les pistes, piégeant les crédules, déroutant les incroyants.
Vérité et fiction sont chez elle indissociables, formant la nature même de la réalité, toujours double.
Apparaît en couverture un bélier de mythologie, un monstre de Colchide, avec lui Jason, les Argonautes, et des histoires à dormir debout.
Tout est chimère, biffure, ajout, reprise, rature, évanouissement, surgissement, surprise, agencement incroyable.
Tout est drame, tendresse, jeu.
Il y a chez Sophie Calle un soupçon généralisé envers ce qui se présente, fût-ce sous les plus beaux atours (une peinture classique, une cravate, une robe de mariée), quand le visible ou le donné cache des secrets, de l’inavouable, des traumas.
Le faux-semblant est permanent, comme l’hypocrisie, le maquillage, le masque.
En ces territoires d’exploration de soi règnent l’humour macabre, la franchise et l’ironie, entraînant une sorte de rire bouffon, joie de qui, idiot volontaire, aime se laisser duper. Mais il y aussi la délicatesse des sous-conversations, le besoin d’être aimée, désirée.
Filer ses bas, filer un homme, défiler, enfiler, se faufiler, passer entre les mailles du filet.
Les pulsions (voyeurisme / exhibitionnisme) s’épanchent dans le confort de l’absurde et des dispositifs autorisant le bougé, la mise à distance (art du strip-tease, du voilé-dévoilé).
L’esthétique n’est que police, technique de camouflage, art de la dissimulation.
Tout commence par l’abandon (texte-photo 1), la honte, la hantise du mensonge. L’enfant a neuf ans, et relira plusieurs fois la Lettre volée d’Edgar Poe pour comprendre ce qui lui arrive.
Suivront, à mesure que la petite fille grandit, devient femme et épouse (dix récits consacrés au « Mari »), des dizaines de diptyques faisant de Sophie Calle racontée par elle-même un objet de légende (la chaussure rouge à neuf ans, le nez à quatorze ans, le viol de l’imaginaire à quinze ans, le peignoir à dix-huit ans…).
Le sexe est pour la vierge déflorée le secret du visible, un objet de hantise et de fascination.
La violence, la vulgarité, les inconvenances forment la trame d’une existence heurtée, malmenée, blessée.
Episode Les chats : « J’ai eu trop chats. Félix mourut enfermé par inadvertance dans le frigidaire. Zoé me fut enlevée à la naissance d’un petit frère que j’ai haï pour cela. Nina fut étranglée par un homme jaloux qui, plusieurs mois auparavant, m’avait imposé l’alternative suivante : dormir avec le chat ou avec lui. J’avais choisi le chat. »
Objet de désir, le masculin (le Graal d’une érection) est aussi territoire d’étrangeté, de brutalité, d’hostilité.
Pour conjurer le sort, Sophie Calle invente des protocoles de jeu : se laisser inviter par des inconnus, offrir tous les ans à la même personne rencontrée par hasard un élément de costume, lancer les dés pour prendre des décisions, envoyer son lit par avion par-delà l’Atlantique à qui veut coucher avec vous…
Il y a indubitablement dans son travail de la pratique magique, des prémonitions, de la logique supérieure acausale.
Chez Sophie Calle, la fiction est loin de n’être qu’une pratique de l’imagination divertissante, elle est bien davantage ce qui sauve, et multiplie l’existence, quand le leurre, compris comme notre plus précieuse identité, est une force d’action, de création.
Episode Les seins miraculeux : « Adolescente, j’étais plate. Pour imiter mes amies, j’avais acheté un soutien-gorge dont je ne tirais évidemment aucun avantage. Ma mère, qui exhibait fièrement un buste resplendissant, et ne manquait jamais l’occasion de faire un mot d’esprit, l’avait surnommé soutien-rien. Je l’entends encore. Durant les années qui suivirent, tout doucement, ma poitrine pris du relief. Mais rien de bien excitant. Et subitement, en 1992 – la transformation s’opéra en six mois -, elle s’est mise à pousser. Seule, sans traitement ni intervention extérieure, miraculeusement. Je le jure. Triomphante mais pas vraiment surprise, j’ai attribué la performance à vingt ans de frustration, de convoitise, de rêveries, de soupirs. »
Pour avoir la lune, il faut la demander.
« Ce qui arrive possède une telle avance que nous ne pouvons jamais le rejoindre et connaître sa véritable apparence. » (Rilke)
Sophie Calle, Des histoires vraies, Actes Sud, 2017, 128 pages