
L’adolescence est un âge de désorientation et de métamorphoses profondes.
C’est un âge où l’on dort beaucoup, parce que la mue se fait durant le sommeil et qu’il lui faut un abandon complet de tout l’être.
Pour accélérer la transformation de l’enfant en aîné, il faut parfois se violenter un peu, souvent, s’arracher la peau, mourir pour renaître.
Se scarifier, se saouler, se battre.

S’allonger dans la boue, jouer au petit soldat, se défoncer.
Se rendre à la foire du coin, et tirer sur tout ce qui bouge.
Ne pas respecter les filles, larguer son mec pour rire, et le regretter.
Etre, disparaître, ressusciter dans un autre corps.

C’est ce que le photographe Steeve Iuncker appelle, dans un ouvrage de haute densité et de grande douceur, publié conjointement par les éditions Le Bec en l’air et le Musée de l’Elysée de Lausanne, Se mettre au monde.
L’ivresse est dans les corps qu’il rencontre, mais aussi dans les images qu’il produit avec une chambre 4×5 pouces en grand format argentique, en les faisant tirer selon le procédé Fresson (voir le travail de Dolorès Marat, Didier Ben Loulou, Bernard Plossu, entre autres), qui confère à chaque image une forme de vie unique, autonome, en leur donnant une matière très picturale, une présence faisant songer aux icones byzantines.
Les adolescents que photographie Steeve Iuncker sont souvent en groupe ou à plusieurs, mais c’est avant tout leur solitude qui apparaît, leur drôle d’indolence, leurs excitations.

Ce sont des êtres entre la vie et la mort, des habitants des marges, des identités en déséquilibre.
Dans une société ayant aboli nombre de ses rites de passage traditionnels, tout est à réinventer, dans le danger, l’isolement, le secret, loin des yeux et du soutien des plus anciens.
Les adolescents de son livre ne semblent pas de ce monde, ils sont ailleurs, très loin, dans leurs songes et leurs souffrances.
Dans une très belle réflexion intitulée Jeunesses sur la ligne d’ombre, écrite sur papier rose au cœur du livre, David Le Breton, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, remarque : « Souvent, des transformations corporelles parachèvent le changement de statut des initiés. A la trace physique qui les livre désormais à l’approbation du groupe, la douleur ajoute son supplément soigneusement distillé. Elle est un agent de métamorphose qui précipite la mutation ontologique, le passage d’un univers social à un autre, bouleversant l’ancien rapport au monde. Elle explique les brimades, les épreuves auxquelles sont soumis les jeunes. Mémoire incisée dans la chair, la trace cutanée démarque désormais l’apparence physique des initiés : circoncision, excision, subincision, amputation, perforation, morsure, limage ou arrachage des dents, arrachage de cheveux, tonsure, épilation, flagellation, scarification, tatouage, excoriation, brûlure, bastonnade, etc. Le rite de passage est une chirurgie des sens, une transformation du corps pour changer l’existence en utilisant la douleur comme levier pour la mutation ontologique, et les marques comme signes manifestes du nouveau statut. »

Prendre des coups, en rendre, se blesser volontairement, sentir jusqu’où le corps peut tenir, jusqu’où l’esprit peut contrôler la perte de conscience.
Ennui, sommeil, explosion d’énergie, dans l’inaperçu de l’ordre symbolique dans lequel s’inscrivent les gestes de rupture, les excès, et les tentatives de fusion amoureuse.
La peau des bras, des ventres, des dos, des jambes est souvent visible. C’est un parchemin à décrypter, il est offert à tous.
Tiens-moi la main, les flics nous chargent.
Tiens-moi la main, on va boire une bière.
Tiens-moi la main, on est au concert.
Gifle-moi, embrasse-moi, baise-moi.
Tu me flingues, tu es dingue, tu es beau.
Viens, on va passer de l’autre côté du mur.
Steeve Iuncker, Se mettre au monde, textes David Le Breton, Caroline Recher, éditions Le Bec en l’air / Musée de l’Elysée (Lausanne), 2016, 96 pages, cartonné, signet, 35 photographies en couleur