Eric Chauvier, c’est une voix de réveil, une rage de dent et d’écriture, la révolte d’un habitant de l’Enfer, un albatros cloué au mât du navire amiral.
Baudelaire est donc son frère, qu’il imagine dans Le Revenant, « 149 ans après sa mise officielle au tombeau », ressuscité en traîne-savate, en pauvre hère hantant le Marais (Paris), en crevard.
De son passé ne lui reste que des bribes incohérentes, c’est un raté parfait dépendant de la morphine.
Un damné ? « Pour l’heure, il ne peut que geindre, souffler, cracher et, lorsqu’il entrevoit un peu de ce qu’il fut, derrière les brumes épaisses des siècles passés, hurler. »
Dans la rue passe Jeanne Duval, ou sa petite-fille, ou sa nièce. Elles sont des centaines maintenant, à rouler des fesses et jeter leurs seins sans vergogne à la gueule des passants.
Charles est fatigué, épuisé, il rampe.
Charles est ce poète qui a vu le nouveau monde énorme, vécu les secousses de la révolution industrielle et assisté à la transformation de Paris.
« Dandy endetté et haschichin compulsif, il flâne tandis que sa poésie s’inspire de ces métamorphoses. Il n’est pas hasardeux d’affirmer qu’il n’existe sans doute pas de plus grand témoin d’une plus grande époque, traversée de plus grandes mutations, que ce crevard-là, qui se traîne, les yeux révulsés, comme halluciné, sur les pavés parisiens rendus glissants par le crachin hivernal. »
Pourtant, le dandy est aujourd’hui un indigent, un déchet, un cloporte toisé, toisant les sourires de réussite des jolies femmes, les bienfaiteurs des ONG, les hypocrites du pavé.
Il se lève, s’affale, se recroqueville, mais voit tout de l’humaine condition, et de la saloperie assourdissante.
Surgissent quelques bribes de vers, qui sont des porches ouvrant sur l’éternité : « longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse », « – ailleurs, bien loin d’ici ! – », « la douceur qui fascine, le plaisir qui tue ».
Le poète est un monstre, il est sublime. Envoie dinguer votre chapeau d’un seul coup de regard.
Serait-il pédophile, ce paria, ce minable ? La forme ricane, adepte de l’art aristocratique de déplaire, et vous montre un sexe dru où pendre redingote.
Je n’invente rien, je lis, j’interprète, je dialogue avec un Revenant tellement plus stimulant que les revenez-y.
Chers amis, un carton pour le zombi de la rue, avant qu’il ne se transforme en pure plaie !
De son sang coulent des explosifs, des rats, des chiens, des vers.
Ramassez-les dans le caniveau, ce sont des fleurs de mal.
« Une croix de métal est plantée dans le cœur noir et vaincu de Charles Baudelaire. Trois hommes venus de contrées lointaines l’écoutent psalmodier par-delà l’évidence de la mort. La voix profère : Race d’Abel, dors, bois et mange, Dieu te sourit complaisamment. Elle dit aussi : Race de Caïn, dans la fange rampe et meurs misérablement. »
Voilà, c’est la rentrée littéraire, c’est la vulgarité, et c’est un petit livre qui nous rappelle que le génie appartient souvent aux derniers des derniers.
Eric Chauvier, Le Revenant, éditions Allia, 2018, 80 pages