« On ne parle jamais très fort sur les cargos. Les postes de proue sont toujours sombres, saturés d’odeurs lourdes, ils rassemblent à de grandes cellules de prison. »
Pour les lecteurs français, l’écrivain grec Nikos Kavvadias (1910-1975) était l’auteur réputé d’un seul livre, magistral, Le Quart, où des marins perdus en mer racontaient en les ressassant dans une tonalité déchirante des histoires de bagarre et d’alcool, de cruauté et de putains invraisemblables. Ici Blaise Cendrars (En Bourlinguant est l’ancien titre français de ce livre) et Joseph Conrad se saoulaient avec Kurt Weil pour oser dire sans fard l’atroce misère du monde.
Aujourd’hui, par la grâce des excellentes éditions Signes et Balises, menées par Anne-Laure Brisac, nous pouvons découvrir un recueil de nouvelles/courts récits (deuxième édition en quelques semaines) intitulé Journal d’un timonier (texte 1), dont le titre n’est évident pas sans évoquer la structure narrative du Quart.
Autres textes de cet ensemble reprenant des proses de jeunesse : Souvenirs de voyage, L’incroyable aventure du chef d’équipage Nakahanamoko, Lettre à une dame inconnue, Lettres écrites sur un bateau.
Kavvadias, c’est la nécessité d’écrire sur un mode choral l’épopée des modestes, des oubliés, des jamais vus, un art du réveil quand chacun comme son timonier meurt de sommeil, des anecdotes tragi-comiques, un sens du détail révélateur, un don pour créer des voix.
Le timonier : « Je n’ai jamais été amoureux de ma vie… J’ai connu des milliers de femmes. Elles sont toutes les mêmes… Il y a belle lurette que je n’ai pas couché avec une femme. Cela me vaut les railleries des autres matelots. Je n’y suis pour rien… C’est une histoire qui a commencé sur le paquebot où je travaillais autrefois… une histoire affligeante… Je ne me souviens plus de son nom. Cela n’a aucune importance. Les femmes ne devraient pas porter de nom, car elles sont toutes les mêmes… »
Les histoires s’enchaînent, interrompues par des pointillés, ce sont des flashes que procure l’opium des mots, la fatigue, la folie.
Il faut essuyer un typhon, prier, pleurer, crier.
Il faut écrire pour faire tourbillonner les hantises et les jeter dans la gueule de l’océan.
Il faut être sorcier lorsque l’on écrit, sinon à quoi bon endurer tant de solitude ?
Kavvadias écrit comme on voyage sans retour possible, comme on embrasse le monde tel qu’il est, délirant, superbe, décevant et dévoré par le feu.
« J’ai senti quelque chose couler un long moment dans ma poitrine et j’ai compris que je pleurais intérieurement. Ce n’est pas agréable de pleurer sans larmes. »
Nikos Kavvadias, Journal d’un timonier et autres récits, traduit du grec moderne par Françoise Bienfait, postface de Gilles Orlieb, Signes et Balises, 2018, 106 pages
Anne-Laure Brisac (Signes et Balises) est également la traductrice d’un livre à paraître chez Quidam éditeur, Hôtel rouge, de Maria Efstathiadi, 2018, 126 pages
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