
Reflet de sept années de productions artistiques, Venus du jamais mort, de Magali Lambert, est un véritable objet d’art, très soigné, intrigant, sensuel.
Ce livre est un abri pour un monde étrange, peuplé d’animaux et de formes rares.
Arche pour les rêves, Venus du jamais mort est un cabinet de merveilles teinté d’humour.
S’y exprime l’universel d’un langage touchant au cœur même des symboles et des archétypes.
Il y a dans le travail de Magali Lambert de la magie blanche, une perception du vivant dans la mort, une traversée des frontières qui touche directement la psyché.
Venus du jamais mort (éditions h’artpon, 2018) est votre première monographie. Elle comporte 89 œuvres issues de sept séries de photographies, de dessins et de sculptures réalisées entre 2011 et 2017. Comment avez-vous opéré votre sélection ? Comment votre éditrice, Caroline Perreau, vous a-t-elle guidée ? Quelles étaient vos contraintes mutuelles ?
J’ai rencontré Caroline Perreau qui m’a proposé de faire un livre sur tous les champs de mon travail réunis. Elle m’a demandé « de quel livre rêverais-tu ? ». Voilà les premières contraintes qui m’ont été communiquées… J’ai rassemblé toutes mes productions des sept dernières années, et nous étions trois à sélectionner, ordonner, penser le livre : Maroussia Jannelle (directrice artistique du projet), mon éditrice et moi-même. Dans un tout premier temps, le fil rouge a été ma façon de travailler, quelle image m’a menée à quelle autre, quel chemin j’ai emprunté pour arriver d’une série à une autre. Dans un second temps, nous avons précisé nos choix en fonction du livre lui-même, de la cohérence de son ensemble, pour qu’il existe en tant qu’objet d’art à part entière.

Couverture façon cuir enluminée, papier transparent comme scansion régulière du livre, caractère Faune spécialement créé par Alice Savoie, pages vertes, noires, couleur or, grises et roses, font de votre ouvrage un objet d’art unifiant la forme et le fond, qui est celui d’une plongée voluptueuse dans le mystère d’un cabinet de curiosité. Avez-vous pensé Venus du jamais mort comme on formule un envoûtement ?
Nous avons pensé le livre comme un écrin précieux. À l’intérieur, chaque image caresse une page colorée dont la couleur a été minutieusement choisie pour cohabiter avec elle. Le papier semi-transparent vient protéger chaque série. La couverture façon cuir enluminée, très douce, enveloppe le tout, donne envie de le saisir, de le toucher. Nous avons opté pour un livre sensuel, délicat, pensé comme un petit monde autonome peuplé d’animaux étranges et d’objets fabuleux.
Votre sœur l’écrivain Emmanuelle Lambert vous offre un texte intitulé A Rebours, et l’on songe immédiatement au texte éponyme de Joris-Karl Huysmans paru en 1884, centré sur le personnage de Jean des Esseintes, sorte d’esthète absolu. Y a-t-il un plaisir du décadentisme en vous, c’est-à-dire d’une « désespérance teintée d’humour et volontiers provocatrice » (Dominque Rincé et Bernard Lecherbonnier) ?
Mon travail joue avec le macabre en s’en émerveillant. Sans désespérance ni pessimisme. Il y a une volonté de redonner vie à ce qui meurt, existence à ce qui disparaît, et d’en rire, parfois.

Que gardez-vous dans votre œuvre de l’esprit du surréalisme ? Vous intéressez-vous à l’alchimie ou à l’occultisme ?
J’use beaucoup d’associations – d’idées, de formes préexistantes, de symboles. Je m’adresse ainsi directement, par un langage visuel, à l’inconscient individuel et collectif. Le rapport au rêve est très présent également. J’ai longtemps cité, à l’entrée des expositions présentant mon travail des « Merveilles », une phrase tirée du Manifeste du Surréalisme d’André Breton, qui entendait constituer une collection « d’objets qu’on n’approche qu’en rêve ».
Je m’intéresse aux forces invisibles de la nature, mais seulement à travers mon expérience propre. Les éprouver, les approcher, les concentrer dans la photographie, la sculpture, le dessin ou le texte.
Vos productions pourraient-elles s’apparenter à des objets vaudous ?
Je préférerais les qualifier d’objets magiques. Je ne suis attachée à aucune forme de religion, je travaille à l’instinct. Ma seule croyance réside en l’art. Mes productions tentent de dépoussiérer, de réparer, de ressusciter, et en ce sens-là seraient-elles sorcières. J’use de rituels que j’invente, ils sont purement artistiques.
Mes recherches m’amènent parfois à expérimenter une part de mystère. Par exemple, j’étais en forêt pour photographier la nature sans animaux. Je voulais photographier l’absence animale, la présence des arbres. Et je suis tombée nez à nez avec une biche et un cerf qui n’ont pas fui. Le dialogue a duré des heures. Des photographies sont nées de cette expérience atypique (série « Massacres », 2014).

Vous considérez-vous comme une embaumeuse, ce qui lierait votre art à la force des pratiques funéraires ?
Si je devais me sentir proche d’une pratique funéraire, ce serait de celle des photographies post-mortem du XIXème et du début du XXème siècles. Se trouver face à un corps inerte, le mettre en scène afin d’en réaliser son « dernier portrait » (expression empruntée au titre de l’exposition qui s’est tenue sur le sujet au musée d’Orsay en 2002).
Étendre encore un peu le vivant à travers l’horizontalité d’une œuvre d’art.
Car c’est en réalité au vivant que je m’intéresse dans le trépassé. Je tente de débusquer des traces de vie là où on ne la perçoit quasi plus.

N’êtes-vous pas une lectrice de Walter Benjamin, dont on connaît l’intérêt pour le motif de la collection, et la double influence, marxiste et mystique, c’est-à-dire d’une rencontre possible entre la marchandise (que vous récupérez, sauvez du rebut) et une forme d’unité fondamentale de toutes les choses ?
C’est une approche très intéressante que vous avez de mon travail. J’ai effectivement lu Walter Benjamin. Peut-être ai-je assimilé les notions que vous nommez. Mais à aucun moment je ne le conscientise dans mes images. Je procède de façon beaucoup plus instinctive que théorique, et trouve passionnant les regards extérieurs capables ensuite de retracer les routes prises inconsciemment.
La formule ésotérique vie-mort-vie pourrait-elle caractériser votre travail ?
Oui. Et même, vie-mort-vie-mort-vie…
Pourquoi écrivez-vous dans une lettre à Maître M. P. (Michel Poivert himself, dont le dispositif textuel reprenant la structure d’un procès est une vraie trouvaille) que votre travail est « amoral » ?
Michel Poivert et moi pensions depuis un moment à travailler ensemble. Je savais son envie d’aller vers la fiction, qui rejoignait la mienne. Nous avons pensé à la structure du procès ensemble et avons écrit ce texte à quatre mains.
Je considère mon travail comme amoral. C’est-à-dire qu’il ne se préoccupe pas des considérations morales qui l’entourent. Mais attention, je ne parle pas de moi ici, je parle de mon travail. Il suit sa ligne. Il n’a pas d’autre but que d’exister pour lui-même. Il se construit à mesure des années, chaque nouvelle image nourrit la suivante.
On m’a parfois fait le procès – mais pas jusqu’au tribunal – d’avoir un travail trop pro-ceci, ou anti-cela. Par exemple, lors d’une présentation de la série photographique Eres Una Maravilla (2013), j’ai été prise à partie par un artiste, furieux que j’ai produit une photographie « anti-corrida » (une figurine du « Toro España » sur laquelle est posée une fine tranche de carpaccio de bœuf). Mais il se trouve que la même photographie avait été achetée par un « pro-corrida » la semaine précédente, parce qu’elle la faisait rire aux éclats.

Je ne suis pas responsable des projections des regardeurs sur mes images, mes sculptures, mes textes. Mais je suis heureuse de les provoquer et de les récolter. Mon travail laisse une place importante à celui qui le regarde. Son regard, amusé ou furieux, m’intéresse et même, me passionne. J’en fais collection.
Y a-t-il dans votre œuvre une image, un dessin, une sculpture que vous considéreriez comme totémique ou inaugurale ?
Oui. Il y a une photographie de la série Eres una Maravilla : une cage remplie de plumes noires. C’est une photographie importante. Elle a donné lieu, quatre années plus tard, à une série de sculptures. Dans la version « Collector » du livre, une cage en papier blanc dans laquelle se trouve une plume noire flottante se déploie à l’ouverture (sculpture papier animé réalisée avec l’ingénieur papier Éric Singelin).

Réalisée en 2013, elle continue de m’habiter et d’initier d’autres travaux.
C’est une image-source.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Magali Lambert, Venus du jamais mort, contributions de Michel Poivert et Emmanuelle Lambert, éditions h’artpon, 2018, 148 pages
Exposition Magali Lambert à la Galerie VU’ (Paris), du 14 septembre au 27 octobre 2018