« Il fallait reconnaître que la plupart des instants ne méritaient guère d’être miraculeusement arrachés à leur caducité. C’est seulement quand arriva le mois d’août 1979 qu’elle prit, presque malgré elle, la première photo qu’elle jugea digne d’être conservée. »
Il y a dans l’œuvre de Jérôme Ferrari une interrogation permanente sur la force des images et leur possible obscénité, sur l’écriture comme puissance d’interpellation et déchirure.
Pour l’auteur du Sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt 2012), la photographie fixe la mort au présent.
Son dernier opus, très réussi, est le portrait d’Antonia, une photographe corse que l’auteur fait mourir dès son premier chapitre, avant que de la ressusciter tout au long de son ouvrage, cherchant à comprendre le mystère du désir d’images d’une jeune femme travaillant sans grande conviction pour la presse locale (des réunions clandestines de militants autonomistes à couvrir), mais trouvant son accomplissement dans un voyage personnel en Yougoslavie en 1991 afin de se confronter à la réalité de la guerre, et aux limites de la vision.
Le prêtre célébrant la messe d’enterrement d’Antonia (temps du livre brassant des scènes/chapitres donnés dans un ordre non chronologique) est son oncle, homme de foi brûlante et inquiète lui ayant offert à quatorze ans son premier appareil.
Il y a chez Jérôme Ferrari une radicalité de ton qui emporte (un art rhétorique de la période tenue le plus longtemps possible), une façon de placer la langue à la hauteur de la violence du monde, entre drames personnels et événements historiques – la guerre d’Algérie dans plusieurs livres -, mais aussi un humour ravageur, notamment concernant le petit milieu nationaliste corse dont il fait avec beaucoup de finesse la satire, déjouant les pièges du grand angle.
« Elle ne participait pas à l’histoire exaltante d’une île de la Méditerranée mais seulement à un jeu puéril où d’anciens amis d’enfance se déguisaient en guerriers et en journalistes sans même parvenir à prendre leurs rôles respectifs au sérieux. Elle photographiait de mauvais acteurs récitant le texte incroyablement pompeux d’une pièce ratée que ni la violence ni les années de prison ne pouvaient rendre plus authentique. »
Antonia, qui fut « la femme de Pascal B. », leader nationaliste au mitan des années 1980, touche parce que son âpre chemin de vie est un chemin de vérité, une traversée coûte que coûte, cahin-caha, des faux-semblants.
Dans A fendre le cœur le plus dur (Inculte/Dernière marge, livre écrit avec Olivier Rohe, 2015), Jérôme Ferrari révélait les photographies de l’écrivain et correspondant de guerre Gaston Chérau (le quotidien, des atrocités) prises lors du conflit italo-ottoman en Libye (1911-1912), figure revenant dans son dernier livre comme une possibilité d’être, que ne sera pas celle que choisit Antonia, refusant de montrer ses images de guerre pour ne pas satisfaire l’ignoble de qui pourrait s’en repaître.
Le désastre ne doit pas être répété.
« Comment peut-on mourir dans un paysage pareil ? écrit-il encore à sa femme et il n’arrive pas à se former une image cohérente de ce qu’il est en train de vivre, il ne peut réunir la clarté du ciel et les chairs en putréfaction, la sérénité du désert et les massacres, la volupté et la sauvagerie, il n’y arrive pas, il n’y arrivera jamais. »
On peut être lassé des récits, ne plus y croire, mais c’est au moment où le découragement se fait parfois le plus fort, quand il s’agit de dire et montrer l’impossible, que la croyance en l’hypothèse d’un destin commun par le verbe incarné revient jusqu’à l’incandescence (voir les yeux de Jérôme Ferrari).
Oui, ne surtout pas abandonner le roman, ô Dieu, aux fabricateurs de fausse monnaie.
« Antonia entendit des rires. Etrangement, alors qu’elle se plaignait de manquer de sujets intéressants, elle n’avait pas pris d’autres photos. Elle savait qu’elle avait eu raison : l’humiliation d’un homme qui prend une raclée devant ses enfants, sa terreur et sa faiblesse et, plus encore, le sordide frisson de jouissance collective qui avait parcouru les spectateurs, tout cela devait disparaître à jamais dans les abîmes du passé. »
Jérôme Ferrari, A son image, Actes Sud, 2018, 224 pages
Jérôme Ferrari s’entretiendra le samedi 24 novembre à 15h au Théâtre du Rond-Point (Paris) avec Jean-Marc Bodson, historien de la photographie.
(les photographies accompagnant cet article sont des autochromes de Mervyn O’Gorman)