La possibilité d’un commencement, le solo show de Régis Figarol, Raymundo et Guillaume Varone par Jean-Philippe Rossignol, écrivain

Rosanna Gangemi par Régis Figarol
Galerie, Rosanna Gangemi, copyright Régis Figarol

Dans une époque dévorée par le nihilisme, l’écrivain Jean-Philippe Rossignol (Vie électrique, Juan Fortuna) croit en l’art comme expérience intérieure, et bon hors du rang des meurtiers.

Sa collaboration régulière avec la galerie suisse Analix lui offre aujourd’hui l’occasion de présenter trois artistes aux travaux très différents – les photographes Régis Figarol et Guillaume Varone, le vidéaste Raymundo -, mais pour qui la question du visage comme identité et métamorphose importe particulièrement.

Etant très attentif à la façon dont les écrivains cherchent à explorer d’autres espaces que celui du livre, j’ai souhaité interroger Jean-Philippe Rossignol sur ses choix de commissaire d’exposition et son rapport de nécessité à l’art, pensé comme possibilité d’émancipation et de franchissement des frontières.

Quelle est l’histoire de la galerie genevoise Analix, créée par Barbara Polla, avec laquelle vous collaborez régulièrement ?

Depuis vingt-sept ans que la galerie existe, un principe de liberté la guide. Une liberté préservée face au marché de l’art. Se tenir hors de l’institution, dans les interstices, est-ce possible aujourd’hui sans être marginalisé ? Apparemment oui. En proposant des œuvres singulières, à contre-courant. Le travail d’un artiste suit une expérience intérieure qui suppose d’être attentif au réel, comme dans les vidéos de Janet Biggs ou d’Ali Kazma.

La galerie Analix n’est-elle pas particulièrement attentive aux artistes émergents ?

C’est vrai, dès l’origine avec l’exposition Twenty fragile pieces en 1992. Des œuvres de Maurizio Cattelan, Dominique Gonzalez-Foerster ou encore Ugo Rondinone étaient présentées, bien avant leur renommée internationale. Découvrir des artistes, les suivre et les laisser partir quand ils le veulent. Un rapport de confiance et d’engagement.

Pourquoi appeler DEBUT une dernière exposition ?

Comme une forme de pari. La galerie déménage, quelque chose se créé ailleurs : je trouve cela propice à l’imagination. C’est le contraire de la nostalgie. Dans un temps d’apocalypse sans révélation, le nôtre, les ressources de l’art sont insoupçonnées. Ces ressources créent le mouvement, lié pour moi au commencement.

Aviez-vous carte blanche dans les choix des artistes que vous souhaitiez montrer ? Pourquoi le thème du visage s’est-il imposé à vous ?

Depuis sept ans que nous travaillons ensemble, Barbara Polla et moi dialoguons sur ce que nous voulons faire, avec qui et où. Je pense à la Nuit de la poésie que nous organisons. De 21h à 7h du matin, qui le souhaite vient lire un texte de son choix, dans la langue qu’il veut, devant un auditoire souvent composé d’anonymes, que nous soyons à Athènes, Bruxelles, Paris… C’est la continuité en 2018 de l’agora antique. Mais revenons à DEBUT. J’avais déjà écrit un texte sur les vidéos/visions de Raymundo et Barbara m’a proposé de réfléchir à une forme autour de trois artistes dont les œuvres ne se ressemblent pas. Le visage est un leitmotiv personnel, je cherche dans l’écriture ce mouvement comparable à la façon dont un visage change selon les heures. Le langage offre ses métamorphoses. Il semble clair que les photos et les vidéos que nous proposons interrogent cette particularité du corps, comme un signe du temps. Un visage dit : voici mon histoire avec la mémoire, la géographie, l’épiderme. L’exposition porte un sous-titre : « Une histoire de visages, de corps et d’élan ». Tel un manifeste actuel/inactuel. Si les écrans nous lassent à force de nous anesthésier, préférons l’élan et la constellation de situations qu’il propose. L’élan versus l’écran. Similitude apparente des deux mots et différence musicale gigantesque. Pour ma part, je préfère les ailes au cri. Transformer le dehors en le faisant danser, vibrer. Le corps a besoin de grâce pour ne pas mourir de son vivant. Un seul geste, une perception décalée, une apparition au milieu d’un café ou sur la jetée, alors tout devient possible, tout commence à nouveau.

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Memorama, Raymundo, crédit photo Claudia Lederer

Comment avez-vous conçu la mise en espace des œuvres de Régis Figarol, Raymundo et Guillaume Varone ? Le motif du mobile à trois branches ne vous a-t-il pas guidé ?

Pour élaborer la scénographie, c’est simple : un marteau, des pointes, une règle à niveau matérialisée par un rayon laser rouge, des murs blancs fraîchement repeints, des œuvres. Voilà. Sans oublier 10 doigts (les miens) pour accrocher dix-sept portraits, photo après photo, une à une, lentement, sous le regard ému de Régis Figarol. Joie de l’activité manuelle : la pensée et la main s’encouragent. En entrant dans la galerie, la première image représente une femme. Elle nous regarde, assise à sa table, perdue au milieu d’un océan d’objets, de livres, de cahiers, d’une lampe en verre au pied de laquelle un chat blanc est étendu. Les fleurs, les miroirs et les globes terrestres près de la fenêtre nous indiquent que nous sommes dans un autre monde, une autre temporalité, telle une peinture nouvelle, à la fois vanité et anamorphose, une nature morte bien vivante. Still life. Oui, les corps et les objets dessinent un espace vivant, une scène qui joue à l’extérieur ce qui se passe à l’intérieur de la pensée. Imaginer une exposition comme une sculpture pivotante où les images tissent entre elles des points de jonction.

Pourquoi évoquer la figure du Canadien Jeff Wall dans le catalogue offert aux visiteurs de l’exposition ?

Le travail de Guillaume Varone contient des similitudes avec celui de Jeff Wall. Je mentionne dans le texte d’ouverture ce propos du photographe plasticien de Picture for Women (1979) : « Mon travail est basé sur la représentation du corps. Au moyen de la photographie, cette représentation se base sur l’interprétation de gestes expressifs qui peuvent fonctionner comme des emblèmes : ‘L’Essence doit apparaître’, a dit Hegel, et elle apparaît dans un geste qui sait lui-même être apparence. » Cette question de l’être, de la surface et de l’apparition est toujours une question brûlante. J’aime que l’image puisse rayonner à la façon d’un emblème. Ornement symbolique et vérité des visages. La place de la disparition aussi, de l’effacement. Comme les portraits du Fayoum. Mais aujourd’hui et non dans l’Egypte romaine du 1er siècle ap. J-C.

Pourquoi Régis Figarol coupe-t-il le front de ses modèles dans ses portraits photographiques ?

Pour que notre regard se concentre sur le visage et ne se perde pas dans le décor.

Pourquoi a-t-il décidé de ne pas vendre ses photographies ?

Les corps ne sont pas à vendre. La vérité d’un visage n’est pas monnayable. Suivant ce principe fort, la logique est poussée jusqu’à son terme. Ce qui apporte et non ce qui rapporte, comme il le dit lui-même. On peut affirmer sans exagération que ce n’est pas monnaie courante dans les rapports humains.

Comment présenter les vidéos de Raymundo et Nicolas Etchenagucia (deux noms pour un même artiste) ?

Raymundo est au milieu d’un théâtre d’opérations. Le théâtre, ce sont les images. Les opérations, c’est la manière dont il choisit son angle d’attaque. Monter, couper, l’image prenant le contre-pied de l’image, le son comme une étrange vague en surimpression. L’expérimental prime, au sens où la vidéo est une expérience pour le regardeur. Son dernier film, Memorama, montre un corps qui interagit dans une géographie contemporaine. Les étoiles, le territoire, les frontières. Le corps traverse et flotte au-dessus des espaces, comme s’il était sans limites. Un corps sans organes ? Sans mémoire ? Le corps navigue au hasard du flux et d’une localisation à fréquence variable. Sa substance ne s’efface pas mais elle devient évanescente, aérienne. On dirait un corps-cosmos.

Comment le photographe Guillame Varone lie-t-il corps de femme et lumière ?

Je ne sais pas. Il y a un mystère. On pourrait évoquer la technique, les focales, les retouches, les différences entre l’argentique et le numérique, etc. Mais ce serait parler boutique et ça ne ferait rien avancer. Le travail méthodique, obsessionnel du photographe, OK mais après ? Lors du vernissage à Genève, les deux femmes dont les portraits sont accrochés aux murs de la galerie étaient présentes. En chair et en os. Elles étaient là, pas de doute. Les mêmes traits, la même silhouette. Pourtant, elles ne se ressemblaient pas. La photo révèle autre chose. Quelle chose ? La lumière justement. La lumière qui distingue le modèle du corps réel. La lumière métamorphose perpétuellement l’incarnation.

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Intimité, Virginie, copyright Guillaume Varone

Qu’appelez-vous le transclasse en art, terme que vous empruntez à la philosophe Chantal Jaquet ? Etes-vous un écrivain transclasse ?

Oh, le sujet est vaste. J’aimerais repartir de la phrase de Franz Kafka placée au frontispice de DEBUT. Dans son Journal, le 15 septembre 1917, Kafka écrit : « Tu as, si tant est que cette possibilité existe, la possibilité de faire un commencement. Ne la gaspille pas. Si tu veux pénétrer en toi, tu n’éviteras pas la boue que tu charries. Mais ne t’y vautre pas. » Croire à la possibilité d’un commencement : je suis convaincu qu’un artiste n’oublie jamais ce talisman. C’est la flèche dans le carquois, la pierre précieuse qui scintille la nuit. Transclasse, transversal, trans-frontières. Dans une époque qui ferme et enferme, où de minces parois deviennent en très peu de temps des murs infranchissables, il est temps de neutraliser les assignations, de dégager les corps de l’étranglement social et de l’asphyxie sexuelle. Peine perdue ? Pas sûr. Croire en sa propre puissance d’agir est possible. Transclasses de tous les pays, écoutez-vous !

Vous avez publié deux livres remarqués, Vie électrique (Gallimard, « L’Infini », 2011) et Juan Fortuna (Bourgois, 2015). Qu’apporte votre expérience de critique d’art et de commissaire d’exposition à votre sensibilité d’écrivain ?

Difficile à dire. Je me demande si j’ai changé depuis l’enfance. Je passais des heures à regarder des cartes, des planisphères, des images de villes et de paysages, des matinées à essayer de comprendre des données topographiques. Je m’inventais des vies géographiques successives. Sensation aquatique et urgence de la connaissance. Aujourd’hui je cherche à prolonger ce scintillement.

Propos recueilis par Fabien Ribery

Exposition DEBUT, Régis Figarol, Raymundo, Guillaume Varone

Commissariat : Jean-Philippe Rossignol

Galerie Analix (Genève, Suisse), 27 novembre / 31 décembre 2018

Galerie Analix

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Se procurer Juan Fortuna

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