
« Le 45e parallèle nord dessine une fine bande invisible qui s’étire dans l’immatériel, un chemin imaginaire que presque personne n’emprunte sinon sans le savoir et qui pour l’essentiel évite les hommes. Ce qui m’attire là est un espoir dont je ne suis pas sûr de saisir les mots justes. »
En langage militaire, un azimut brutal est un itinéraire accompli jusqu’au bout, coûte que coûte, quels que soient les obstacles rencontrés sur le chemin.
Ce n’est pas de la dentelle, mais une guerre faite au paysage, une volonté d’homme refusant les contraintes naturelles.
Ayant décidé de marcher sur le 45e parallèle nord, d’ouest en est, l’écrivain Christophe Dabitch, accompagné de trois complices (un photographe, un preneur de son, un marcheur patenté) a bien au contraire appris l’art de la négociation, du contournement, de la démocratie directe.

Les méandres d’un fleuve sont bien plus intéressants et beaux que le simple tracé d’une ligne sans nuances sur une carte d’état-major, aussi utile soit-elle pour gagner une bataille ou aménager le territoire.
Azimut brutal (antiphrase) est un carnet de route rétrospectif publié par les éditions Signes et Balises, dont on sait l’attachement aux gestes libres et aux parcours de vie initiatiques.
Le 45e parallèle nord, qu’essaie de suivre au plus près dans sa portion de Dordogne Christophe Dabitch, a pour particularité de se situer exactement entre l’équateur et le pôle nord, incarnant, dit-on, tempérance et équilibre.

Pour ne pas la manquer, il faut traverser des autoroutes, avancer dans l’arbitraire jusqu’à l’absurde, et essayer, règle que se donnent quatre drôles de moines errants défroqués, de parler le moins possible.
Il faut emprunter le tracé secret des animaux, et ne craindre ni les zigzags, ni les sangliers pour espérer aller droit.
Partir, franchir les premières clôtures symbolisant la propriété privée, origine du mal selon Jean-Jacques Rousseau, vivre de petites et fantastiques épiphanies, se réinventer.
Franck Venaille avait entrepris la descente de l’Escaut, Sylvain Tesson choisi de ne pas quitter les chemins noirs, Emmanuel Ruben de retrouver l’Europe par les pieds et la bicyclette, et les beaux photographes du projet Azimut de Tendance Floue de sillonner la France par des sentiers de traverse.

Voici maintenant Christophe Dabitch et ses amis, porteurs d’une « mission poétique de la plus haute importance », celle du ravissement dans le connu, méconnu, inconnu.
Est-ce un voyage dans le banal ? « J’avoue ma méfiance vis-à-vis d’une certaine glorification de la banalité que l’on pratique semble-t-il pour l’exercice spirituel, qui devient dans des mains raffinées un objet précieux porteur de sens et de poésie, que l’on caresse avec sagesse, comme un petit animal domestique. On oublie toujours la dureté et la mort à ce que compte. »
Les vaches ? « Je leur parle en silence, avec respect, dans ma langue, et leur demande l’autorisation d’entrer sur le territoire sacré dont elles sont les gardiennes, telles des divinités immobiles. »
La marche fait surgir des souvenirs, une maison calcinée en Bosnie où furent enfermés des musulmans par des miliciens serbes, une île grecque jonchée de gilets de sauvetage.
« Je me demande parfois ce qui m’autorise à penser que ce paysage de Dordogne que je regarde est bien d’ici, sans aucun doute, qu’il ne peut exister ailleurs. Car des morceaux de cette terre m’en évoquent d’autres ; nous pourrions effectivement parfois être ailleurs. »
Cueillir des pommes dans des vergers abandonnés, et franchir une centaine de clôtures jusque Périgueux, où s’arrêtera l’aventure.
Poser les pieds dans l’herbe fraîche, les tremper dans des cours d’eau, les masser, prendre soin de notre condition de bipède.

La phrase s’autorise parfois quelques belles embardées lyriques, où c’est la langue elle-même qui jouit de son pouvoir : « La terre foulée change : de l’auburn au rougeâtre ; du gris au marron noirci ; du calcaire caillouteux au clair sablonneux ; du vert tendre printanier à celui bruni, déjà en route vers la décomposition ; de la terre grasse à la terre sèche ; de l’humide et glaiseux au durci en roche ; du chemin herbeux à la fine trace oubliée des cheminements anciens : de l’herbe vierge et gorgée de rosée au goudron bleuté ; de l’escarpé encombré de ronces aimantes, de repousses de châtaigniers et de sensuelles fougères aux sous-bois profonds, épais, doux d’humus et de mousse qui presque avalent ; des champs labourés en profonds sillons à ceux quadrillés par les maïs décapités et les tournesols aux têtes noires qui penchent ; des pare-feu de lignes à haute tension, en orties, genêts et piquants inconnus aux molles croupes herbeuses et ronde collines ; des fonds de vallées noyés sous les arbres aux modestes sommets surplombant les masses vertes foisonnantes qui ne font plus qu’une seule terre. »
Parier sur la brèche, la possibilité d’un proche lointain, d’un autre monde disponible, plus libre, plus neuf, que les pauvres demeures inquiètes où nous nous lassons de nous-mêmes.
Croiser le mage écrivain François Augiéras, ou l’un de ses amis. Discuter intérieurement avec lui.
Se laisser enchanter par le corridor du Périgord noir, rêver d’y croiser des rennes, ou un ours, ou un sexe féminin géant.
La marche ouvre, ne chasse pas forcément la mélancolie, mais peut la distraire d’elle-même par la mécanique des pas.
Il y a une maison à vendre, puis deux, puis trois. Ce ne serait pas si mal d’y faire venir des amis, de mettre à bas les palissades, de fraterniser avec les petites bêtes, et les vieux Indiens invisibles.
Christophe Dabitch, Azimut brutal, Signes et Balises, 2018, 132 pages
Les images accompagnant cet article sont du photographe Nicolas Lux. Elles ont été produites durant la marche Lacanau-Périgueux, mais ne sont en aucun cas une illustration du texte de Christophe Dabitch. Il convient de les considérer dans leur pleine autonomie.