Les marges du visible, par Sébastien Normand, photographe

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Par-delà la nuit © Sébastien Normand

Travaillant sur les marges du visible, le photographe Sébastien Normand ne cesse d’interroger les limites de l’œil et des appareils de vision.

Concevant son œuvre comme un dépassement des cloisons artificielles entre art et science, l’artiste porte avec beaucoup de rigueur des projets de grande ambition (lire ci-dessous).

L’Intervalle présente trois de ses livres et opuscules récents.

On comprendra, dans l’entretien qui suit, que continuer à exercer son métier de photographe-auteur, à l’heure de la survie économique, est un sport de combat de haut niveau.

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Par-delà la nuit © Sébastien Normand

Pourquoi vous être intéressé au couvent des Religieuses Victimes du Sacré Cœur de Jésus à Marseille ?

Ce couvent est un lieu de mon quartier, jusqu’à son rachat par la ville en 2017, il abritait depuis sa création en 1842 un groupe de religieuses qui ont fait vœux de silence. Elles vivaient en autarcie sur ce bout de terrain aujourdhui encerclé par la ville. Les habitants du quartier disaient « Il paraît » quand ils évoquaient ce lieu secret et mystérieux. Pour toute ces raisons je me suis intéressé à cet endroit. J’ai parlé avec les rares personnes autorisées à pénétrer à l’intérieur de cette enceinte (médecins, kiné, curé…). Ces sœurs au silence, à l’abri du monde extérieur, ont vécu ici sans images depuis l’invention de la photographie…

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IL PARAÎT © Sébastien Normand

IL PARAÎT, ouvrage issu de votre rencontre impossible avec ce couvent, est composé de 24 images non réalisées. Est-ce un livre d’heures et de prières ? Comment avez-vous a posteriori compris le refus d’autorisation de prise d’image en ce lieu saint ?

C’est un livre qui aurait pu montrer des images enregistrées pendant des heures. Des dispositifs photographiques propices à la contemplation, de brèves expérience de silence et d’enfermement durant les temps d’enregistrement des images dans les cellules transformées en réceptacles d’images sténopés de cet extérieur interdit et inconnu pour ces sœurs. Je ne suis pas croyant, je ne prie pas. En revanche, ce couvent et sa chapelle ont été « habités » par une prière continue durant 175 années. En effet, les sœurs se relayaient jour et nuit pour prier devant l’autel au pied du retable de la chapelle.

IL PARAÎT est plutôt un projet manifeste. La ville (nouvellement propriétaire) n’a pas vraiment refusé l’autorisation de prise d’image, mais la proposition d’échange m’a semblé maladroite et déséquilibrée : autorisation de photographier contre les droits d’utilisation de ces images par les communications de la ville, de l’association mandatée pour la gestion du lieu, et de l’établissement public qui gère le projet de réaménagement urbain dans lequel le couvent est intégré.

J’ai estimé que ce lieu racheté par la ville est un lieu public, le bâtiment n’est ni classé, ni inscrit à l’inventaire. Les traces d’occupations laissées par cet ordre religieux singulier étaient des raisons suffisantes à autoriser l’intervention d’un photographe pour conserver une documentation visuelle avant la transformation par des travaux d’aménagements en ateliers d’artistes. Ce projet a donc été l’occasion d’affirmer ma posture en faveur du respect du droit d’auteur qui permet éventuellement au photographe de vivre.

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IL PARAÎT © Sébastien Normand

Vous avez effectué de très belles images pour une marque de mode marseillaise, Le Stockholm Syndrome. Comment passe-t-on de l’intérêt pour l’architecture, les usines, les habitats, les paysages, à un tel travail ?

Intérêt est le mot juste pour ces activités d’un photographe qui doit subvenir à ses besoins. Oui, je m’intéresse à la photographie au sens large, y compris dans les endroits où l’image est un outil de communication commerciale. Je n’ai pas d’appétence particulière pour la mode, et pour la société de surconsommation (de produits et d’images) dans laquelle nous évoluons. Les images pour Le Stockholm Syndrome, c’est depuis cinq ans une collaboration avec Louise (la créatrice) qui produit des vêtements localement, en petites quantités. Ce sont des moments de prise de vue agréables, parce que réalisés dans le contexte d’une petite équipe bienveillante et consciente de la superficialité de cette typologie d’images.

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IL PARAÎT © Sébastien Normand

Quel était le projet de votre publication précédente sur les îles du Frioul ? Pourquoi ce mot du vocabulaire de l’astronomie, périgée ?

Le projet AHR (Pour : pApier pHotographie pRojet) est surtout l’envie de développer un support propice à la monstration de travaux photographiques en offrant un support peu cher dans un format généreux donnant la possibilité de présenter des images imprimées en grand format. La maquette est aussi conçue pour permettre à des textes de différents registres de coexister avec des images ou d’autre documents visuels. Je suis en relation avec Fabienne Pavia du Bec en l’air pour un développement éventuel de AHR.

Les photographies de Périgée au Frioul, dont le titre fait effectivement écho à l’astronomie, ont été réalisées au rythme d’une image par pleine lune, le temps d’exposition pour chaque photographie étant la durée de la nuit. Le périgée, c’est le moment de l’orbite d’un astre où il est le plus proche de la terre, et donc le plus gros, dans le cas de la lune le plus lumineux.

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Périgée au Frioul © Sébastien Normand

L’espace méditerranéen est-il pour vous source d’inspiration ?

L’espace méditerranéen est fascinant, mais ce n’est pas le sujet de ce projet. C’est le potentiel métaphorique du motif de l’île qui m’a attiré vers cet endroit. Le véritable sujet de ce projet, c’est la photographie elle-même. Combien de billions d’images sont produites pendant les 6 ou 8 heures d’enregistrement d’une image de cet espace insulaire ?

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Périgée au Frioul © Sébastien Normand

Qu’est-ce que la maison d’édition milanaise Départ pour L’image qui publie votre troisième opus, Par-delà la nuit, qui est une émanation d’un projet en cours autour des Pyrénées allant de la Méditerranée à l’Océan atlantique ?

Départ pour L’image est une jeune maison d’édition basée à Milan. C’est une initiative de Francesca Todde (graphiste et photographe réprésentée par Neutral Grey) et de Lucca Reffo (peintre, enseignant de peinture à l’Accademia Di Belle Arti Venezia) qui ont développé des supports imprimés pour leurs travaux. Ils réalisent aujourd’hui des livres pour des artistes dont les travaux rejoignent leurs préoccupations. Il y avait une forte envie de leur part de publier un livre sur mon projet dans les Pyrénées « Vérité en deçà,…,et au delà ». Je leur ai proposé l’ensemble de la matière de ce projet en cours : textes, images, vidéo,… ils ont fait des choix que j’ai validés.

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Par-delà la nuit © Sébastien Normand

Avec quel type de matériel travaillez-vous ? Quels sont vos choix techniques ? Etes-vous soutenu financièrement pour l’élaboration de vos projets ?

Je travaille avec tout ce qui est susceptible de produire une image, je souhaite juste que le choix d’un outil technique soit signifiant et cohérent.

Je peux faire des captures d’écran, acheter des cartes postales anciennes, commander à un groupe de jeunes sportifs qui traversent les Pyrénées de photographier un mètre carré du sol des 128 principaux sommets du massif, ou utiliser un téléphone, ou un reflex numérique, ou un moyen format argentique, ou un fichier de modélisation 3D pour faire un négatif pour un cyanotype ou encore porter un sac de 35 kg pendant 4 heures pour photographier avec une chambre 4*5 la projection sur les murs intérieurs d’une cabane de berger transformée en sténopé.

Tous mes projets sont autofinancés par mon activité « alimentaire » de photographe. C’est une des raisons des choix de mes dispositifs, des processus lents, qui produisent peu d’images et donc peu de frais quand il s’agit de supports argentiques. Ce sont des projets ou le rythme s’accorde d’une part à mes moyens de productions et surtout aux temps de recherches.

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Par-delà la nuit © Sébastien Normand

Votre formation première est-elle scientifique ? Ne cherchez-vous pas à briser la fausse dichotomie art/science ?

Oui, j’ai effectivement étudié les sciences à l’université pendant trois ans (Licence de chimie) avant d’intégrer l’école Louis Lumière dont l’enseignement comporte une importante part scientifique.

Comme vous le dites, y a-t-il un intérêt à essayer de briser la dichotomie entre art et science si celle-ci est « fausse » ?

Je n’apprécie pas beaucoup le cloisonnement des disciplines, que ce soit la catégorisation en photographie : portrait, paysage, blabla,… ou dans le champ des arts. J’utilise donc les outils , les connaissances et les ressources à ma disposition. S’il s’agit de données scientifiques, je vais par exemple travailler avec les représentations visuelles des génotypes des ours des Pyrénées, ou utiliser des références littéraires comme un vers du poète espagnol Rafael Alberti cité pour conclure une vidéo.

J’utilise également tous les outils et les ressources de la « géographie 2,0 » cartographie, vue satellitaire, modélisation,…, pour faire les repérages préparatoires à mes photographies, dont les dispositifs sont parfois archaïques.

Aujourd’hui, je finalise un film composé de captures d’images d’une webcam lors de nuits de pleine lune pour lequel je suis en train concevoir un appel à projet auprès d’un réseau de musiciens électroacousticiens. Outre le film comme matière, je leur demande de lire une petite nouvelle de Maurice Renard sur les relations entre l’image (la peinture) et un phénomène sonore singulier.

J’ignore, je crois, le cloisonnement des disciplines et j’utilise mes apprentissages et les possibilités de convoquer les expertises qui m’entourent, quel que soit leur champ ou leur domaine.

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Par-delà la nuit © Sébastien Normand

Pourquoi un tel intérêt pour les frontières du visible ?

La visibilité des images est je crois la question importante dans la profusion de la production actuelle. L’homme devra de plus en plus faire confiance à l’IA pour ce qui lui est donné a voir. Enregistrer des images que l’homme ne peut pas voir, me semble une piste pour questionner le potentiel de visibilité des images.

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Par-delà la nuit © Sébastien Normand

Vous aimez les confins, les rives, les limites. Que permettent de voir les temps de pose très longs ?

Ce sont souvent des endroits marqués par l’histoire, des endroits qui ont marqué des hommes, des territoires signifiants,… Chercher des moments sur des bords métaphoriques du monde, prendre de la distance spatiale et temporelle, être seul en montagne, sur une île… pour entre autres enregistrer des images pendant des temps de pose de plusieurs heures, c’est faire des photographies que l’œil ne sait physiologiquement pas voir. Dans le cas de la lumière de la pleine lune, c’est un éclairage ponctuel très précis mais sans ombres, car elles sont gommées par l’effet du déplacement des astres durant la pose.

Avez-vous cherché à rencontrer des extraterrestres ?

Pas encore d’extraterrestres, mais en 2020 je vais rencontrer le Protée, un amphibien cavernicole aveugle qui est étudié dans l’obscurité d’une grotte laboratoire du CNRS en Ariège.

Propos recueillis par Fabien Ribéry

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Périgée au Frioul © Sébastien Normand

Sébastien Normand, Périgée au Frioul, texte de François Cheval, 2014

Sébastien Normand, IL PARAÎT, 2017 – 175 exemplaires + 24 exemplaires uniques

Sébastien Normand, Par-delà la nuit, textes de Luca Reffo et Sébastien Normand, Départ pour L’Image (Milan), 2018 – 100 exemplaires

Site de Sébastien Normand

Départ pour L’Image

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