
« Après tout, ceux qui ont porté les coups ne s’en vont jamais tout à fait, déclare l’écrivain d’origine haïtienne Edwidge Danticat. Ils sont simplement remplacé par d’autres qui frappent différemment, dans d’autres lieux, à d’autres époques. Nous devons comprendre ce qui amène à ces coups, afin de nous protéger de ceux qui viendront à l’avenir. »
Les lieux sont magnifiques, entourés de collines sèches formant un feuilleté doux de roches sous le bleu.
Au premier plan, un cours d’eau, des pierres, des végétaux, et un premier horizon d’arbres.

Ici pourtant, en ce territoire de paix, s’est déroulé un massacre.
Nous sommes à Kazal, an nord de Port-au-Prince où se souvenir du dictateur Duvalier et de ses tontons macoutes fait immédiatement monter les larmes aux yeux, et la rage.
« Au printemps de 1969, écrit Edine Célestin du Kolektif 2d, des militaires et miliciens du régime écrasèrent dans le sang un soulèvement de paysans mécontents de payer les taxes abusives que leur imposait le pouvoir et de subir l’interdiction d’utiliser l’eau de la rivière qui sillonne leur propre village. Après quelques semaines d’hostilité, entre le 27 mars et le 16 avril 1969, on dénombra au moins 23 paysans morts, 80 disparus et 82 maisons incendiées. »
Pour que l’oubli ne rajoute pas aux crimes de sang et aux viols l’effacement des noms, un livre est né, composé de photographies et de témoignages, intitulé sobrement Kazal.

Réalisé dans le cadre d’une master classe (2015-2018), organisée et financée par la Fondation Connaissance et Liberté – Fokal, il est publié à Marseille par André Frère.
En postface, l’anthropologue Claudia Girola précise : « Ces mémoires ne peuvent pas trouver leur vertu libératrice, constructive et compréhensive si elles n’ont pas dans l’horizon une justice qui les accueille, leur prête l’oreille et leur reconnaisse, au nom de la société entière, leur « puissance de désir donc d’avenir » (Didi-Huberman, 2017), leur espoir. »

Les témoins ont pour la plupart disparu, il convient donc de chercher à témoigner pour eux, en regardant à fond les visages et les maisons délabrées, en recueillant les récits, les traces, en rassemblant çà et là des documents, des objets, en usant de tous les moyens, du noir & blanc et de la couleur.
Un nautonier de profil sur une rivière nous emmène au pays des ombres.
Les pêcheurs sont jeunes, vigoureux, et le Christ montera peut-être tout à l’heure sur leur petite embarcation.
Pour l’instant, Saint Jean baptise les convertis.
« Pour les assassins de Kazal, souligne Edwidge Danticat, l’accès à l’eau fut l’un des moyens de contrôler la population. Les habitants de Kazal ne pouvaient accéder à leur rivière qu’une fois par semaine. De lourdes taxes étaient imposées pour jouir de ce privilège. Emmenez-moi vers l’eau pour être baptisée, chanta Nina Simone. Emmenez-moi vers l’eau pour être massacré, semblent avoir été les mors que voulaient entendre les macoutes et leurs sbires. »

Kazal est un livre de corps debout et de fantômes, de visages graves, d’ouvriers, de personnes âgées.
Il y a des enfants, un couple d’amoureux, une fanfare, le courage des vivants, et toujours la mort qui rôde.
Ici, le passé est au présent, et le travail, rude, se fait à la pioche.
La mémoire accepte de s’ouvrir un peu, non pour élargir encore les plaies, mais pour expulser d’elles les démons qui torturent toujours.
K.P., agent de santé communautaire, ancien membre du gouvernement de résistance à Kazal, déclare : « L’histoire du massacre est complexe. Quelques-uns en ont profité pour régler leurs comptes. Certains habitants de Kazal ont participé au pillage de la maison de leurs voisins. Comment les attaquer ? Cela aurait signifié démarrer une guerre entre familles. C’est pourquoi, beaucoup se sont opposés à cette question de vengeance. On n’osait pas intenter d’actions en justice, de toute façon la justice n’existe pas dans ce pays. Les commémorations elles-mêmes n’ont commencé qu’après la chute de la dictature en 1987. »
On lit sur une banderole « Jamais plus ».
Qu’en pensent les arbres nourris du sang des victimes ?
Qu’en pensent les machettes cachées sous les lits ?
Qu’en pense la sainte Bible ?
Qu’en pensent les élèves du lycée Jérémie Eliazer fondé en septembre 2000, et cette inscription au fronton de leur école : « Une nouvelle mentalité pour une autre génération» ?
Qu’en pense la terre craquelée et la vieille dame digne se mourant en robe de chambre satinée ?
A l’art de dire ce qui ne se dit pas, aux lisières de l’impossible, et de pratiquer un contre-envoûtement.
A-t-on si aisément tuer à Kazal, parce que la couleur de peau y était plus blanche qu’ailleurs ?

Le travail photographique documentaire du Kollectif 2d, guidé par Maude Malengrez, responsable du programme Media de la Fondation Connaissance et Liberté- Fokal, est impressionnant.
Portraits, paysages, objets disent avec beaucoup de pudeur et de force le mal, les souffrances, la honte.
Il est souhaitable que de tels travaux se répandent partout où les blessures furent tues et où les non-dits ont cimenté les communautés survivantes.
« Le processus de création, explique Nicola Lo Calzo, s’est fait par étapes et par degrés. Pour les photographes ainsi que pour les sujets photographiés, ce fut une véritable rencontre avec l’histoire et le passé trouble d’Haïti qui, à ce jour, n’a pas encore été assumé ; il s’est agi aussi d’un parcours personnel long et complexe, où les photographes ont dû ruser avec des barrières sociales, culturelles et géographiques : eux, citadins de la capitale à la rencontre des Kazalais, la plupart d’entre eux, des paysans et des cultivateurs de la terre. »
Exposer, ne pas sermonner, travailler à la réconciliation, se parler, inventer des contrepoisons.
Edine Célestin, Fabienne Douce, Réginald Louissaint-Junior, Moïse Pierre, Georges Harry Rouzier, Mackenson Saint-Félix, Kazal, textes de Claudia Girola, Edwidge Danticat, Nicola Lo Calzo, Edine Célestin, édition trilingue (français, créole, anglais), André Frère Editeur, 2019, 202 pages