
On s’amuse beaucoup dans la famille de Masahisa Fukase.
On s’amuse, mais avec méthode, dans la conscience que le rire partagé est un aimant bien plus puissant que les idées ou les conversations du dimanche.
Family est le dernier livre de Fukase (1934-2012) comprenant trente-et-un portraits de sa famille pris entre 1974 et 1990 dans son studio commercial de Bifuka, près de Nakagawa, sur l’île d’Hokkaido.

Bien sûr, le temps passe, a passé, mais la complicité évidente des membres de cette famille se moque bien des flétrissures et du déclin inévitable des corps.
Aucun ressentiment donc contre le temps et son il était (Nietzsche), mais une malice commune permettant de tout encaisser, de tout traverser, de tout transmuer.
Né dans une famille de photographes de studio, Fukase connaît son métier, jouant du contraste entre l’apparente froideur d’une composition répondant aux normes du portrait professionnel, et la drôlerie des détails déstabilisant l’ensemble, le faisant basculer dans une sorte de bouffonnerie contenue.

Voici donc dix membres de la famille proche du photographe, trois générations de visages, et autant de façons d’être au monde, en tribu, à deux ou isolément.
On sourit, on essaie de ne plus bouger, mais il y a des détails, des incongruités : pourquoi cette femme à gauche de l’image est-elle seins nus ? Pourquoi pose-t-elle maintenant de dos alors que le groupe tente encore de rester uni dans l’effort de la prise de vue (les enfants commencent à s’enfuir, ou grimacer) ?

Il y a chez Fukase un art du burlesque très maitrisé, un subtil mouvement de variations, de déplacements dans la rigidité du cadre.
La famille apparaît chez lui comme un organisme vivant, répondant à des lois d’organisation mystérieuses, échappant à la raison ordinaire.
L’érotisme discret et la force du contact en constituent la puissance propre, car il y a des accouplements, des naissances, du désir, du secret, de l’intime.

Voici un même corps nu et habillé aux multiples figures, la chorégraphie d’un même mammifère à dix puis onze têtes, telle une structure en expansion.
La plus ou moins grande élasticité des peaux témoigne des différences d’âges, mais peu importe quand l’on sait traverser ensemble, en kimono ou slip traditionnel, la turbulence enjouée des temps modernes.
Grand-père devient de plus en plus vieux et décharné, de plus en plus espiègle, posant près d’une jeune femme souriante dans son absence de vêtement.

Tiens, voilà un chat, qui visiblement aimerait être ailleurs.
Voici également depuis plusieurs images le portrait encadré d’une petite fille, morte probablement en bas âge, et obstinément présente malgré tout.
Car une famille, c’est aussi ça, une mémoire, une fidélité, une même émotion liant les psychés.

Avec le temps, les fils ressemblent à leur père, les filles à leur mère, et tout va bien loin du psychologisme quand l’on sait appuyer son identité dans le regard de l’autre.
La mort est là, qui rôde, mais la vie est d’une telle fantaisie.
Masahisa Fukase, Family, textes de Masahisa Fukase & Tomo Kosuga, design Morgan Crowcroft Brown, Mack (London), 2019, 98 pages
