
« Qui peut se passer de tout obtiendra tout, car alors il sera logé au cœur du vivant. »
La notion de présence est centrale dans la poésie et l’art moderne.
Pascal Dethurens, professeur de littérature à l’Université de Strasbourg, en a fait le sujet d’un livre savant et savoureux, L’Emerveillement.
Comment rencontre-t-on le réel ? Comment se révèle-t-il ?
Quel est, quant à l’énigme de la présence, le pouvoir de l’art ?
Il y a le là de la vie, mais comment en rendre compte au plus juste ?

« La présence, écrit l’auteur de La Vie éternelle (2013), c’est la certitude intuitive de votre être-là, c’est le moutonnement impassible de la mer sous votre regard, c’est le sourire du visage aimé qui vous reconnaît, c’est l’inexplicable de cette orange posée là sur votre table, c’est l’évidence du chemin sur lequel vos pas vous portent, c’est la simplicité désarmante du palmier devant vous aux branches retombantes, c’est la fin de vos questions et leur remplacement par votre accord à ce qui est. »
La présence est un apaisement, une retrouvaille avec soi et le monde, la profondeur d’un instant résumant tous les autres, comme une clef ouvrant toutes les portes à la fois.
Joyce peut l’appeler épiphanie, Rilke l’ouvert, Rimbaud le lieu et la formule, les stoïciens l’ataraxie.
C’est un petit pan de mur jaune dans un tableau de Vermeer décrit par Proust.
C’est un Mur à Naples peint par le paysagiste anglais Thomas Jones en 1782 que Pascal Dethurens a retrouvé pour nous.
Nous sommes happés, les mots reculent devant l’évidence de la vérité.
C’est Heidegger décrivant les Souliers aux lacets de Van Gogh, nous rappelant que nous sommes au monde.

L’Emerveillement est une enquête en sept parties sur l’insaisissable, sur un étonnement n’en finissant pas, sur un plein acquiescement faisant tomber les spéculations et les doutes dans l’émission d’une interjection : ah !
Soudain, plus rien ne bouge, nous ne sommes plus aux aguets, nous sommes.
Chaque chose rayonne alors de sa pleine autonomie, de sa « certitude ontologique », de « l’absolue positivité de l’Etre » qui l’informe (Merleau-Ponty), comme dans une nature morte de Giorgio Morandi.
Pascal Dethurens appelle l’inépuisable cet espace ouvert dans l’abolition de toute distance, quand le terriblement immanent se confond avec la source de jouvence de l’alèthéia.
C’est un territoire extrême, un délire calme dans la plénitude, l’emportement d’un chant ne craignant ni la candeur, ni la suspension de tout jugement, ni la tautologie.

Ce moment est poésie, qui est moins un genre qu’un état d’esprit, un mode d’accès au réel.
Ce moment a pour nom Henri Matisse, Amedeo Modigliani, Paul Cézanne, Pierre Bonnard, mais aussi René Char, Paul Claudel, Antonio Machado, Francis Ponge, soit le royaume de la surabondance et du lyrisme considéré après Jean-Michel Maulpoix comme exultation de la langue en tant que langue, et de la couleur en tant que couleur.
« La présence ne se confond pas avec le monde, dans ses objets et ses silhouettes, elle est le monde parvenu au stade de son absolue visibilité, l’entéléchie de l’apparaître. Avec elle, rien ne sommeille, car tout s’éveille à l’être ; rien ne disparaît non plus, car tout acquiert la nature d’un événement ; rien ne demeure voilà enfin, car tout est appelé à se manifester. Elle est la naissance d’une chose. Telle s’énonce la logique de l’évidence. »
Impassible, l’œuvre est glacier (Mallarmé) ou pierre (Dadaville de Max Ernst).
Elle est entêtement, comme une nature morte de Juan Gris, ou un poème minimal de Giuseppe Ungaretti : « Je n’ai jamais été / plus / attaché à la vie. »
On comprend ainsi qu’elle puisse être selon les mots de Pascal Dethurens « jubilation du vide », et qu’elle n’ait surtout rien d’autre à prouver ou montrer, à la façon du nominalisme intégral, que sa puissance d’être, sa lumière et sa nuit.
Livre richement illustré, L’Emerveillement est aussi un livre à voir et apprécier par la beauté des œuvres reproduites : Soleil dans une chambre vide de Hopper, Paysage aux reflets de Vallotton, Silence d’Odilon Redon, La Petite Déméter de Jean Arp, et quantité d’autres joyaux qui sont des haltes, des abris, des demeures, des conservatoires de l’être.
Parce que la présence est noblesse, repos, gratuité, sauvegarde, dégagement.

Il faudrait écrire notre autobiographie de la présence, ou, comme l’a fait Yannick Haenel avec Le sens du calme, de nos extases.
De nos unions.
De nos embrasements.
De nos ivresses.
De nos abandons consentis.
De nos entrelacements, comme des bras noués dans une œuvre de Bram Van Velde.
Pascal Dethurens, L’Emerveillement, De la présence dans la poésie et l’art moderne, L’Atelier contemporain, 248 pages
« Je me moque de la peinture. Je me moque de la musique. Je me moque de la poésie. Je me moque de tout ce qui appartient à un genre et lentement s’étiole dans cette appartenance. Il m’aura fallu plus de soixante ans pour savoir ce que je cherchais en écrivant, en lisant, en tombant amoureux, en m’arrêtant net devant un liseron, un escargot ou un soleil couchant. Je cherche le surgissement d’une présence, l’excès du réel qui ruine toutes les définitions. »
Ainsi commence avec brio le dernier opus de Christian Bobin, qui sans m’avoir toujours plu – trop de métaphores, trop de sagesse, trop de maximes, trop de prétention dans le silence -, m’a toujours intrigué.
Portrait d’une amitié avec Pierre Soulages, Pierre, est une promenade rapide dans le noir, dans les tableaux et les maisons (Paris/Sète) du grand peintre français, avec Pascal et Kafka dans les bagages – et pas du tout Paul Valéry envers qui l’écrivain se montre très sévère.
Pierre, est une sensation d’outrenoir, une révolte contre la prolifération des images médusantes.
Les leçons de peinture sont des leçons de vie et de pauvreté, une manière d’apprentissage de l’apaisement dans le feu.
Pierre, est ainsi une nature morte qui bouge. Still life.
« Il y a une présence qui a traversé les Enfers avant de nous atteindre pour nous combler en nous tuant. »
Christian Bobin, Pierre, Gallimard, 102 pages