Les mathématiques, le hasard, Dieu, les miracles, la mort, les points d’infini, la grâce divine, telles sont quelques-unes des questions fondamentales structurant la vie et les recherches de Blaise Pascal, objet après celui de Marc Pautrel (Une jeunesse de Blaise Pascal, Gallimard, L’Infini, 2016), d’un opuscule de Claude Minière intitulé Un coup de dés chez Tinbad Essais.
Incipit : « Celui qui écrit pose la main sur un grand son. Cette simple et plate feuille de papier est déjà traversée de roulements sonores, de batailles passées et d’appels insoupçonnés. L’horizon des événements. Bien souvent, ça commence sans dessein, comme par inadvertance ; mais une phrase vous entraîne, jetée, et elle tire. On connaît les débuts, même s’ils sont venus par hasard ; on n’en connaît pas la fin. Alea acta est… »
Ce son est aussi effrayant que voluptueux, c’est un néant de magie blanche et noire, un vide ouvert sur tous les autres vides, vibration créatrice de monde et de désastre.
Ainsi pense et écrit dans le sillage de l’auteur des Provinciales Claude Minière, à qui l’on doit notamment – on comprendra ici qu’il est un solitaire parmi les solitaires – les très stimulants Pound caractère chinois (2006) et Encore cent ans pour Melville (2018).
Nous sommes à Saint-Sulpice, à Saint-Etienne du Mont, et dans le triangle séminal Clermont-Ferrand/Paris/Port-Royal des Champs.
Après sa nuit de feu du 23 novembre 1654, Pascal, constamment tourmenté par son corps, ne cessera de réfléchir à une Apologie de la religion, notant au vol des pensées recueillies dans la doublure de son manteau.
« Depuis environ dix heures et demi du soir jusques environ minuit et demi… Feu… Oubli du monde et de tout, hormis Dieu… Mon Dieu, me quitterez-vous ? »
Il est un point englouti par l’univers, le faisant paradoxalement tenir sur son épingle-tête couronnée.
« Il veut prouver Dieu et non plus exécuter des démonstrations mathématiques. »
Il faut pour cela des phrases couteaux, de l’endurance dans l’écart, de l’intransigeance peut-être.
Les fragments s’accumulent, qui formeront après sa mort un livre impossible appelé Les Pensées, drôle de recueil de prières logiques conçues comme des points d’ignition que Lautréamont-Ducasse méditera à fond dans ses Poésies.
Blaise Pascal n’écrit pas, mais joue sa vie dans l’écriture, pointes après pointes, lançant ses phrases comme on jette avec Mallarmé des dés dans le hasard en pariant sur l’ordre de ce qui échappe.
Il meurt d’épuisement à trente-neuf ans le 19 août 1662.
Quelques siècles plus tard, la traductrice et essayiste Michelle Causse, admiratrice de Violette Leduc et de Djuna Barnes, choisit quant à elle de « dénaître » le jour de son anniversaire par euthanasie, en Suisse, à Zurich, le 29 juillet 2010.
Où est passé Dieu ? Qu’est-ce qu’une femme ? Qu’attendre de la littérature ? Y a-t-il un lien entre l’hygiénisme protestant et la mort assistée ? Entre une œuvre littéraire du patrimoine mondial (Bartleby le scribe) et un geste de vie-mort ?
Ces interrogations font l’objet d’un premier ouvrage fulgurant de Julien Battesti, L’imitation de Bartebly, rappelant par son titre le best-seller de piété chrétienne écrit au début du XVe siècle, L’imitation de Jésus-Christ, commençant ainsi : « Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres. »
La thèse en est simple et percutante – mieux vaut souffrir avec Jésus-Christ que sans lui -, que Battesti décale en évoquant le scribe de l’auteur de Moby Dick – ne vaudrait-il pas mieux souffrir avec Melville que sans lui -, découvrant une parenté secrète entre Bartleby et l’écrivaine du féminisme radical.
Etudiant en théologie à l’Institut catholique de Paris, le narrateur de Julien Battesti – il s’exprime à la première personne -, voit un jour ses os le lâcher rue d’Assas, tombant sur le macadam tel un ivrogne.
C’est une extase inversée, une transe négative, une perte des eaux significative.
En effet, à l’endroit même de sa chute, celui-ci découvre l’existence d’un immeuble où vécut Swedenborg le spirite, se rendant compte par la suite qu’y résida aussi Michelle Causse, qui organisa sa fin de vie – un film disponible sur Internet en témoigne – avec l’aide de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité.
Menant l’enquête, guidé par la force des hasards objectifs, le narrateur comprend que cette femme est la fameuse traductrice d’un des livres les plus mystérieux de la littérature, Bartelby le scribe (de l’isolé Herman Melville), auteure par ailleurs d’une œuvre personnelle sans concession sur l’histoire des femmes et de leur oppression multiséculaire, allant jusqu’à espérer la création ex nihilo d’une langue débarrassée de son phallogocentrisme consitutif ou « androlecte » (les plus courageux liront peut-être Contre le sexage, Balland, 2000).
Pourquoi tombe-t-on ? Pourquoi faut-il s’arrêter ? Que nous apprendra sur nous-même une ascèse stricte ?
Le lecteur absolu est-il dans la position de Moïse comprenant que l’Exode est la seule solution pour sauver son peuple, et qu’il est désigné pour en être le pasteur ?
N’y a-t-il pas une parenté secrète entre le père d’Abraham et l’antihéros de Melville, commis aux écritures de Wall Street prononçant tel un mantra la formule « I would prefer not to », mais aussi entre celui-ci et le suicide assisté de Michel Causse ?
N’ayant cessé de réécrire la Bible à travers ses personnages et les épisodes les plus symboliques de leur vie, Melville fait de Bartleby le scribe refusant d’accomplir sa besogne une puissance de résistance majeure, un arrêt dans l’ordre du crime, un législateur supérieur que la société emmure pour se protéger de sa parole de vérité, un Moïse cependant impuissant, « suicidaire », ayant peut-être inspiré à Michelle Causse la décision de mourir, comme le patriarche selon la tradition juive, le jour de son anniversaire.
Nous sommes à Zurich, ville de l’hygiénisme intégral et de la fondue au fromage – les pages de Julien Battesti sont ici terribles de lucidité et de sarcasme -, du suicide sur ordonnance et du catholique errant James Joyce, enterré là comme on se bat encore théologiquement.
L’imitation de Bartleby est, dans sa quête de sens – comment se tenir debout dans l’existence ? que faire des phrases qui nous assaillent ? – et les surprises métaphysiques qu’il ne cesse de ménager, un livre passionnant, et vertigineusement enthousiasmant.
On y entend ce dialogue : « Vous voulez vraiment mourir aujourd’hui ? – Absolument. – Parce que si vous buvez ce médicament, vous allez mourir. – Oui. C’est ma volonté. – Alors je vous dis au revoir. »
On y lit cette profession de foi d’un jeune écrivain : « De la littérature, encore aujourd’hui, je n’attends pas moins que la résurrection et la vie éternelle. »
Et l’on se rappelle avec lui cette maxime de la « lesbienne politique » Michelle Causse : «Nous sommes les livres que nous avons lus. »
Claude Minière, Un coup de dés, Tinbad Essais, 2019, 54 pages
Julien Battesti, L’imitation de Bartleby, Gallimard, L’Infini, 2019, 120 pages