
On se représente souvent la belle Marseille comme une ville épuisante, anarchique, populaire, populeuse, dure pour les moins nantis obligés de compenser par des stratégies outrées de visibilité le manque de considération accordé par la lointaine capitale.
Avec Marseille précisément (Le Bec en l’air, 2016), Jacques Filiu déjoue les clichés, rendant compte d’un grand calme régnant sur la ville, et d’un ordre supérieur déterminant les destinées.
Il faut regarder avec attention cet ouvrage anti-spectaculaire invitant par la contemplation des détails à la méditation.
La rigueur topographique conduit ici, où l’apparente banalité est le gage d’un trésor, à la libération d’une puissance fictionnelle insoupçonnée des situations et architectures représentées.
Si la mélancolie propre aux peintures d’Edward Hopper n’est pas sans informer le regard de Jacques Filiu, celui-ci s’inscrit dans une tradition photographique accordant à la géométrisation des espaces et à la poétique du vide une place prépondérante.
Découverte d’une œuvre tout entière dédiée à Marseille, et habitée par la passion de l’infini.

Dans votre monographie, Marseille précisément (Le Bec en l’air), l’adverbe de votre titre ne dit-il pas toute votre raison esthétique, pour que, peut-être, la cité phocéenne cesse d’être associée de façon automatique au capharnaüm et au brouillage des repères ?
Je ne cherche pas particulièrement à montrer un Marseille ordonné. Mon regard fait que quel que soit le paysage que je photographie, j’y introduis de l’ordre.
La précision géométrique des images en clarifie la perception. Elle vient essayer de pallier en partie à l’incomplétude du témoignage géographique.
Bien sûr, certains quartiers, certains moments, sont plus chaotiques, agités, ou impénétrables que d’autres.
Mon parcours dans divers endroits de la ville, pour essayer d’en dresser un portrait géographiquement large et exact, aura les limites qui sont les miennes, celles d’un promeneur, d’un spectateur du quotidien, qui a son histoire, sa culture.
En résumé, j’essaye de voir et de témoigner, à mon échelle.
Votre livre date de 2016. Rajouteriez-vous aujourd’hui des images ?
Oui. Je poursuis mes promenades en élargissant le périmètre des quartiers que je visite. D’autres aspects de Marseille viendraient le compléter.
Avez-vous cherché à rendre compte de l’âme d’une ville ayant subi ces dix dernières années d’importantes transformations ?
Marseille a plusieurs âmes, celles de ses quartiers.
Certains ont changé, changeront d’âme.
Ce sont ceux qui sont en plein bouleversement urbanistique, là même où ils quittent une ancienne destination industrielle pour devenir un assemblage d’immeubles d’habitations, là même où, villages autrefois entourés de champs de maraichers, ils se trouvent reliés directement à une zone industrielle en contact avec le reste de la ville.
D’autres restent immobiles, leur âme est constante.
Sur le moyen terme – environ dix ans – mon travail peut rendre compte de la modification de ces lieux.
Je ne peux transmettre que des morceaux d’âme nés de morceaux d’espace et de temps.
Globalement, comment pourrais-je rendre compte de l’âme de cette ville ?

Le choix d’images de moyen format sur la page ne procède-t-elle pas d’une volonté anti-spectaculaire, afin d’obliger le regard du spectateur à faire le point et questionner les détails ?
Exactement, j’ai de l’attrait pour les miniatures.
Ce format a le rôle d’inciter le spectateur à faire l’effort de prêter attention aux images.
S’il est attiré, il va y entrer avec plaisir, s’intéresser à toutes ses composantes et ouvrir les portes d’une lecture précise, poétique et interprétative.
De plus, les images sont largement entourées de blanc.
Leur lecture attentive n’est pas distraite.
Photographiez-vous à la chambre ?
Je photographie avec un réflexe numérique plein format 24x 36.
Je suis très mobile pour repérer le décor qui m’intéresse trouver le bon angle de vue, puis construire l’image dans mon viseur – distance, lumière, personnages, rapport des plans, masses, rapport des couleurs.
Cette opération peut être quasi instantanée ou nécessiter une attente. C’est le rapport des personnes au lieu qui est déterminant. Il est infiniment variable et rapide.

Quelles sont pour vous les limites géographiques de Marseille et ses amers ?
Marseille est une demi-cuvette fermée par des collines en arc de cercle de l’Estaque aux Goudes et par la mer avec un littoral qui s’étend lui aussi de l’Estaque aux Goudes. J’y inclus l’archipel du Frioul et les îles.
Je respecte les limites juridiques de la commune, elles-mêmes raccordées globalement aux limites géographiques.
D’un ensemble de villages séparés, difficilement joignables les uns aux autres, la révolution industrielle et le développement des moyens mécaniques de communication à partir du milieu du XIXème siècle ont fait que cette ville est maintenant compacte tout en conservant les originalités paysagères du cœur des anciens villages.
Il y a dans votre approche de la ville une proximité avec le regard de l’Italien Guido Guidi, qui ne craignait ni le vide, ni le miracle des petits riens. Revendiquez-vous cette référence ? Votre ami Bernard Plossu évoque Lewis Baltz.
Ce n’est que depuis la sortie de ma monographie que j’ai pris connaissance de l’œuvre de Guido Guidi.
Oui le vide, oui les petits riens, quand le réalisme peut devenir fictionnel en devenant image.
Je ne cherche pas à recomposer ce que je vois. Je construis l’image pour que le spectateur puisse s’y mouvoir avec plaisir, l’interpréter.
Mon regard a été structuré par l’œuvre d’auteurs tels que Lewis Baltz : place laissée à l’imagination au travers d’images froides et géométriques, le tout dans une rigueur topographique absolue. Rendre compte de l’intégralité d’un lieu.
Henri Cartier Bresson : la magie des lignes géométriques.
Bernard Plossu : la poésie qui se cache dans ce qui nous entoure.
Poésie de l’instant ou de la durée, et de l’immobile.
Stephen Shore : le banal des espaces urbains transcendé par l’espace et la lumière.
Avez-vous conçu un livre silencieux, à la façon des tableaux du maître Edward Hopper ?
Oui, je suis toujours fasciné par son œuvre, quand le silence s’impose, interroge, quand j’y cherche une réponse que je ne trouve pas. Il m’a certainement influencé et marqué profondément.

Comment travaillez-vous la couleur ?
A partir du fichier numérique, mon objectif est de retrouver ce que j’ai, vu, ressenti au moment de la prise de vue. Notamment la transparence. Globalement je procède par dé-saturation et re-saturation de certaines couches de couleurs.
Pourquoi une telle importance accordée au port de Marseille ? Pour ce qu’il vous contraint de penser en termes de composition ?
Les bassins qui le forment sont enfermés entre la ville et la grande jetée qui barre la vue sur la mer.
L’ensemble de ces bassins peut être à la fois chatoyant de formes et de couleurs si l’on s’attache à en montrer les navires, les grues, le ciel et leurs images qui se reflètent dans l’eau.
Il peut être terne, sans relief, immensément silencieux, troublé parfois par les cris des oiseaux et l’étirement des amarres si l’on s’attache à montrer l’immensité du vide qui le compose.
Tout ceci quand le port est à l’arrêt.
Dans un essai que j’ai composé par ailleurs, j’ai choisi de montrer ce deuxième aspect et cela m’a servi de leçon pour choisir un point de vue, un aspect d’une réalité, tiré de sa globalité.
Cette expérience a duré près de trois ans, a forgé mon regard et m’a aidé à saisir une vue à la fois détaillée et globale des paysages urbains complexes en donnant au vide l’importance qu’il mérite.
Et qui fait qu’il n’est plus le vide mais un entier.
Vous remerciez à la fin de votre ouvrage Jean-Christophe Béchet. Que lui devez-vous ?
J’ai pu rencontrer Jean-Christophe Béchet lors d’une exposition qu’il avait faite à Allauch près de Marseille, dans la cadre d’un salon photographique monté par l’association Phocal dont j’étais membre. Nous nous sommes rencontré plusieurs fois et j’ai participé à l’un de ses stages en Arles. Il m’a fait prendre conscience de l’étendue de la rigueur qu’il fallait avoir vis-à-vis de son propre travail pour pouvoir développer un sujet, réaliser une exposition.
Confectionner un livre est une autre expérience mais dans la même ligne d’exigence .
Vous êtes né à Alger. Que signifie pour vous être un enfant du bassin méditerranéen?
Aimer les espaces lumineux, la mer, accepter les différences.
Avant d’être un photographe sexagénaire remarqué, qui étiez-vous ?
La photographie, la passion de l’image dans toutes ses dimensions m’ont habité depuis l’enfance.
J’ai donc été un amateur curieux, voulant évoluer et c’est une association de photographes passionnés, ouverte sur le monde des professionnels qui m’a permis d’évoluer.
Mon métier n’avait rien à voir avec le monde des images.
Le temps de la retraite m’est donné pour photographier encore et encore…

Vous dites à Christophe Berthoud : « Il y a des moments à Marseille où l’on est dans une quiétude absolue. » A quoi cette impression de calme souverain est-elle due selon vous ?
Aux circonstances et à mon état personnel .
Des circonstances, un espace, un moment de silence qui paradoxalement peuvent naître quelques minutes en pleine ville, liées à l’état de la lumière, à la géographie du lieu.
Une harmonie se crée. Elle peut durer, ou ne vivre qu’un instant.
Encore faut-il pouvoir la percevoir, en jouir, la transmettre dans une image.
Le moment magique est rare.
Il faut s’oublier, être le lieu, être lui.
Quels sont vos actuels projets photographiques ?
Je rassemble mes photographies par quartiers de Marseille pour montrer leur évolution.
Il y a là une facette documentaire importante qui pourra être un fonds photographique ouvert sur des expositions ou et un ouvrage.
Je continue de photographier.
Photographier une ville comme Marseille est une œuvre infinie.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Jacques Filiu, Marseille précisément, texte Christophe Berthoud, postface Bernard Plossu, éditions Le Bec en l’air, 2016, 130 pages
Jacques Filiu – Le Bec en l’air