
Je suis en deuil, on dit cela.
Ce moment est un appel de la mort, très puissant car il se présente comme apaisant.
Si j’arrive à écouter ce chant, sans me laisser ensorceler d’une façon ou d’une autre, ou peut-être en me laissant ensorceler pour, finalement, renaître, j’aurai vécu une expérience.
Sinon ? Rien de grave, mais un monde un peu moins désirable encore.
Yannick Haenel me connaît, me devine, nous sommes amis.
J’ai reçu de lui un cadeau, qui est aussi pour les lecteurs de cet archipel en expansion que j’ai nommé L’Intervalle.
Je vous le transmets, comme on se passe entre alliés les clés du grand mystère.

« Yannick Haenel
Un récit,
précédé d’une note et suivi d’un commentaire
———
pour Fabien Ribéry
Note
Durant les deux mois de confinement, il m’est arrivé d’être prostré au point de me sentir abandonné par mon propre esprit ; et certains jours, au contraire, d’écrire pendant des heures sans m’arrêter, envahi de lumière. Un après-midi d’avril, alors que je croyais dormir, allongé sur mon lit, je me suis mis à noter au crayon de papier sur le carnet qui était ouvert à mes côtés des phrases dont je n’avais pas conscience. Je me voyais écrire, mais de loin, depuis le sommeil qui me reprenait. Chaque phrase s’épuisait vers son point, et alors que la somnolence me gagnait, une autre commençait, et me tirait de nouveau du sommeil. J’avais durant quelques secondes assez de forces pour noter la phrase, mais pas assez pour en diriger le sens, ni vouloir poursuivre. Cela reprenait pourtant, comme durant ces micro-réveils qui dans un train secouent notre sommeil. Cinq pages de carnet se sont ainsi écrites, et je me suis endormi.
Récit
Lorsque je ferme les yeux, une forêt s’établit. Ils sont là-bas, de l’autre côté du portail, et ils meurent. La forêt les protège, grâce à elle on ne va pas les voir. On n’a plus le droit, de toute façon : il est interdit d’accompagner nos morts, c’est la loi de cette période, une loi qui n’a été votée par personne, mais qui s’impose, semble-t-il, depuis un ciel vide. Les rues aussi sont vides, seule la forêt se remplit. Parfois, il y a des voix, ce sont des enfants qui n’ont pas entendu les morts, ou alors qui ne se distinguent pas d’eux. Ils ont le droit de jouer, personne ne les voit, pas même la loi qui, comme toutes les lois, n’a d’yeux que pour elle-même.
Cette nuit, en allant dans la forêt, je me suis fait une blessure. Ce matin en sortant du lit j’ai pensé que je l’avais rapportée de là-bas. J’ai regardé ma boîte à lettres par la fenêtre, je sentais qu’elle était vide : le facteur ne passe plus que trois fois par semaine, dit-on. Mais qui nous écrirait ? Nous nous sommes regroupés pour ne pas laisser la forêt seule. C’est cela qu’il faut comprendre : les événements n’existent que pour trouver leurs gardiens. Nous avons été recrutés pour le récit. La forêt ne doit pas brûler, elle ne doit pas s’effacer. Tant que nous restons chez nous, ils disent ça : la forêt existera. Garder, mais tout en restant loin. Je ne suis pas d’accord avec tout ça, mais je ne sais pas exactement. Ce qui risque de vivre à la place des choses, si l’on n’y prend garde, sera sans réplique.
Nous existerons à peine, je ne dois presque pas le dire, ou alors continuer à écrire en fermant les yeux. Poussière de bonté, c’est le cas de le dire. Rien ne s’offre en dehors des délibérations qui nous sont offertes en vertu des nuits. Je veux parcourir l’espace qui sépare de la forêt maintenant je veux oui cela et rien d’autre ça ne s’interrompra plus ni la coulée ni mon désir ni les voiles dans la rue entre elle et moi mais où êtes-vous passés?

Commentaire
Un morceau de phrase de Kafka, trouvé dans l’un de ses Journaux, vient se placer ici : « la mélodie talmudique des questions, des conjurations et des explications précises. » Autrement dit, pas de commentaire puisque tout est commentaire.
Alors une autre phrase, trouvée celle-ci dans La Part maudite de Georges Bataille, que j’étudie depuis plusieurs semaines pour nourrir un roman : « La consumation authentique devrait être solitaire. »
Comme cette phrase me fait penser au Christ, voici que j’ouvre saint Paul : « Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert à rien. »
Les phrases qui nous comblent ouvrent un abîme en nous. C’est le cas : les mots de Paul, le mot d’ « aumônes », celui de « flammes », celui de « charité » illuminent le trou qui s’est creusé en moi à leur lecture. Cette illumination, je ne désire pas spécialement la convertir en langage, elle pourrait me gratifier de multiples phrases et faire avancer mes lumières, mais je décide de la laisser être et d’en savourer l’abandon. Voici que je m’allonge, c’est un début d’après-midi, je vais glisser dans le sommeil. »

A paraître – parmi d’autres titres – en septembre 2020
Merci et pensées
(Le réveil c’est l’éclair disait Lacan)
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