
« Le plus sage qu’un homme intelligent et pas très courageux puisse faire lorsqu’il en rencontre un plus fort que lui, c’est de l’éviter et d’attendre sans honte le moment où la voie redevient libre. »
Peut-être.
Publié en français en 2013, soixante-quinze ans après son élaboration, dans le volume Romans, nouvelles et récits de Stefan Zweig – dans la Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Jean-Pierre Lefebre -, Cicéron paraît pour la première fois en poche aujourd’hui chez Rivages.
Pourquoi diable Zweig (1881-1942) décide-t-il de s’intéresser à l’orateur romain en 1939 et de lui consacrer une nouvelle de nature biographique ?
Symbole de la République et de l’humanisme contre la dictature, Cicéron (106 av. J.-C. – 43 av. J.-C.) représente pour Zweig l’Européen un exemple éminent de résistance à l’oppression – par l’esprit, la parole et l’écrit -, et de défense des valeurs les plus hautes de la civilisation.
Lorsqu’il évoque les combats livrés par dans les dernières années de sa vie par l’homme d’Etat romain, notamment en relisant les Philippiques, Stefan Zweig est alors en exil à Bath, dans le sud de l’Angleterre, avant de partir pour un voyage sans retour au Brésil – il s’y suicidera avec sa femme.
Il y a chez Cicéron l’ambitieux devenu l’incarnation de la sagesse et du courage contre la tyrannie figurée par César une adéquation entre la pensée et la vie qui touche au suprême l’écrivain autrichien, se posant alors la question de la meilleure façon de lutter pour que ne périsse pas tout à fait la liberté, notamment intérieure.
« On ne peut jamais défendre durablement la liberté des masses, écrit l’auteur de Le Joueur d’échecs, mais seulement la sienne propre, sa liberté intérieure. »
Contre la violence des conquérants avides de pouvoir, Zweig pense progrès de l’esprit humain, sacrifice de soi, grandeur intellectuelle (lire son Erasme).
« Faire l’homme, et dûment », écrivait Michel de Montaigne.
Il y a chez Zweig comme chez Cicéron, relève Michel Magniez qui le traduit, une « terrible ‘fatigue de vivre’ », cette tædium vitae gagnant quelquefois, souvent, les penseurs les plus valeureux quand le fanatisme progresse.
Détenteur du pouvoir absolu, César chasse l’avocat romain de la scène politique : « Or, rien de plus heureux ne peut arriver à un homme de pensée que d’être mis à l’écart de la vie publique et politique ; le penseur, l’artiste est poussé hors d’une sphère indigne de lui, qu’on ne peut maîtriser qu’avec brutalité ou fourberie, et il est ramené à une sphère intérieure, intangible et indestructible. »
Marcus Tullius Cicéron, homme de province, avait connu tous les honneurs, avait tout gagné puis perdu, redevenant dans l’exil l’unique philosophe qu’il avait au fond toujours été.
Mais lorsque César est assassiné, le voici qui quitte par devoir les délices de l’otium pour revenir à Rome.
La ville est alors en pleine confusion : comment exploiter le meurtre commis par Brutus et Cassius ? N’est-ce pas l’occasion rêvée de sauver la République ? Faut-il parier sur la dictature de la liberté ? Que faire d’Antoine ? Faut-il aller vers la terreur ?
Mais, bien vite, Cicéron est décillé, comprenant que « tous ne désirent que le pouvoir ou le bien-être : c’est en vain que César a été éliminé, car ce n’est que pour son héritage, pour son argent, ses légions et son pouvoir que tous rivalisent, marchandent et se querellent ; ce n’est que pour eux-mêmes qu’ils cherchent gains et profits, et non pour la seule cause sacrée : la cause de Rome. »
Il repart, s’installant dans sa villa isolée située dans le golfe de Naples, réfléchit encore : « Ce n’est que lorsque la richesse n’est pas dilapidée en luxe et en dépenses excessives, mais qu’au contraire elle est administrée et transformée en une culture de l’esprit et des arts, lorsque l’aristocratie renonce à son orgueil et que a plèbe revendique ses droits naturels au lieu de se laisser corrompre par les démagogues et de vendre l’Etat à un parti, que la communauté peut être saine et solide. »
Contre l’unique logique de la force militaire, Cicéron propose envers les prisonniers comme envers les plus humbles la clémence, la compassion, l’humanité.
Le maître de rhétorique s’est éloigné, mais tous le réclament, Octave revenant en Italie en héritier de César, Antoine, Brutus et Cassius. Les mercenaires sont partout, les caisses de l’Etat vides, la guerre civile se prépare.
Sur le Forum romain, l’orateur se dresse, attaquant Antoine, prenant la défense d’Octave, véritable protecteur selon lui de la République, demandant qu’on chasse les armes à la main l’usurpateur.
La liberté ou mourir, proclame-t-il en substance.
Un triumvirat inattendu se crée (Antoine-Octave-Lépide), décidant d’éliminer les opposants les plus dangereux… Cicéron, malgré les protestations d’Octave, est finalement sur la liste. Il a soixante-quatre ans, et ne veut plus se battre, la fatigue l’a gagné.
On le poursuit, ses esclaves veulent le défendre, il leur ordonne de le quitter : un centurion lui perce le corps.
« Antoine donne l’ordre de clouer la tête et les mains de Cicéron aux Rostres, cette tribune du haut de laquelle il avait appelé le peuple à lutter contre lui afin de défendre la liberté des Romains. »
Voilà le tribut que payent quelquefois, ô doux Jésus, les hommes les plus libres.
Stefan Zweig, Cicéron, traduction, note et préface de Michel Magniez, Rivages, 2020, 94 pages – collection dirigée par Lidia Breda