Kasimir Zgorecki © Adagp, Paris, 2020
A l’occasion de la publication chez Filigranes Editions du catalogue de l’exposition Studio Zgorecki au Jeu de Paume – Château de Tours, je republie en substance l’article écrit à la suite de la découverte des archives du photographe polonais installé dans les années 1920 dans le Pas-de-Calais.
Le livre Photographier la Petite Pologne 1924-1939 (Editions Light Motiv / musée du Louvre-Lens, 2019) m’avait fait connaître ce corpus considérable concernant la communauté polonaise des bassins miniers du Nord de la France, que prolonge maintenant ce nouvel ouvrage à valeur scientifique.
Kasimir Zgorecki © Adagp, Paris, 2020
« Entre 1921 et 1931, écrit Yves Frey dans un article de tenir historique, la population polonaise en France fut multipliée par onze, passant, en l’espace de dix ans, de 45 800 à 507 800 personnes. Sur ces quelque 500 000 Polonais, près de 38% se trouvaient dans les deux départements du Nord (115 200) et du Pas-de-Calais (76 000). Dans certaines communes, la part des Polonais dépassait 40 à 45% de la population totale, comme à Bruay-la-Buissière, Marles-les-Mines, Lens, Sallaumines ou Rouvroy, où Kasimir Zgorecki installa progressivement son studio photo à partir de 1924. »
Le photographe a alors vingt ans.
Kasimir Zgorecki © Adagp, Paris, 2020
J’écrivais cela il y a quelques mois :
« Les quartiers qu’on appelle Petite Pologne dans le bassin minier du Pas-de-Calais sont des enclaves polonaises en terre française, constituées au cours des vagues d’immigration ayant eu lieu dans les années 1920 et 1930.
On y parle polonais, et l’on y trouve – jusqu’à aujourd’hui encore dans nombre d’endroits – de la charcuterie polonaise, des pâtisseries polonaises, des épiceries polonaises, et des posters du footballeur Raymond Kopa.
Kasimir Zgorecki © Adagp, Paris, 2020
En 1924, Kasimir Zgorecki, arrivé deux ans plus tôt avec sa famille dans le Nord de la France pour travailler dans les mines, prend la relève du studio photographique de son beau-frère à Rouvroy, photographiant peu à peu sur plaques de verre l’ensemble de la communauté polonaise.
En 1990, le photographe Frédéric Lefever découvre près de 4000 clichés qu’on avait cru perdus pour l’Histoire, et c’est comme si le passé était soudain revenu, en bloc, endimanché, un peu mal à l’aise, et terriblement vivant.
Kasimir Zgorecki © Adagp, Paris, 2020
Posant pour leur famille, pour leurs amis, pour les proches restés au pays, les Polonais franchissant la porte du studio de Kasimir Zgorecki posaient en fait pour l’éternité, pour nous, pour un catalogue conçu par les éditions Light Motiv et pour une exposition très émouvante ayant lieu actuellement au musée du Louvre-Lens.
Des commerçants se montrent devant leur boutique, dont les enseignes sont bilingues. Ils ont réussi et sont probablement sauvés.
Des enfants morts sont photographiés comme s’ils dormaient profondément, très beaux, très bien habillés. Morts pour la France déjà, et embaumés.
L’époque est à l’ouverture des archives – songeons à la découverte récente des 13 400 plaques de verre d’Yvonne Kerdudo (1878-1954), photographe de campagne dans le canton de Plouaret-Trégor en Bretagne -, aux questionnements sur l’identité, aux retours sur soi dans un moment de désorientation générale.
Kasimir Zgorecki © Adagp, Paris, 2020
En couverture du livre Photographier la Petite Pologne, il y a le visage très beau d’une jeune femme, mélancolique, lointaine, seule. Un visage aux traits fins avec des mains de travailleuse.
La pose longue due au procédé de la photographie sur plaque de verre approfondit les regards, les rend étranges, les dénude.
Derrière la forteresse identitaire apparaît un être abandonné, ou obstinément ancré dans son corps, son ego, son histoire.
Le petit peuple que photographie Zgorecki est un peuple d’ouvriers vivant au cœur des corons, soudés le temps d’une fête, d’un spectacle sportif, d’un jour de repos.
Kasimir Zgorecki © Adagp, Paris, 2020
Même dehors, le trou ne s’oublie pas, c’est la matrice des corps ici rassemblés, fiers et heureux, surjouant peut-être le désir d’intégration, mais ne montrant surtout rien des conditions de vie parfois épouvantables.
« Kasimir Zgorecki, écrit Frédéric Lefever qui l’a redécouvert, n’est pas un artiste. Il fait partie de ces milliers de photographes dans le monde qui ont œuvré dans leur quartier, dans leur commune. Ils ont photographié les grandes étapes de l’existence des habitants : les baptêmes, les communions, le service militaire, le mariage et tous les petits événements qui font la vie des localités. »
Kasimir Zgorecki © Adagp, Paris, 2020
S’essayant au genre de l’autoportrait, le photographe, superbe, se grime, se déguise, empruntant les costumes d’une troupe de théâtre locale, mettant également en scène ses modèles d’un jour, alors loin des contraintes administratives liées à la nécessité de posséder des papiers d’identité accompagnés d’une photographie pour tout étranger de plus de quinze ans séjournant plus de quinze jours en France.
Car il y a aussi dans le travail de Kasimir Zgorecki un goût communicatif pour les traditions folkloriques polonaises et la fantaisie burlesque, ainsi l’image stupéfiante d’une assemblée joyeuse réunie autour de deux cochons promis au sacrifice pour un repas d’un mariage.
Kasimir Zgorecki © Adagp, Paris, 2020
On croirait la scène d’un film de René Clair, de jeunes hommes en chapeau melon tenant en souriant l’assommoir qui tuera bientôt les bêtes grasses.
C’est aussi cela la Petite Pologne, la simplicité, et le bonheur d’être ensemble, jusque dans la mort. »
Studio Zgorecki, avant-propos de Quentin Bajac, textes d’Anne Cartier-Bresson, Yves Frey, Frédéric Lefever et Pia Viewing, coordination éditoriale Coline Chaptal, Filigranes Editions / Jeu de Paume, 2020, 176 pages
Musée du Jeu de Paume – Château de Tours
Catalogue publié à l’occasion de l’exposition Studio Zgorecki présentée au Jeu de Paume – Château de Tours, en collaboration avec la ville de Tours, du 30 octobre 2020 au 23 mai 2021 – commissariat Frédéric Lefever et Pia Viewing
Kasimir Zgorecki, Photographier la Petite Pologne 1924-1939, Editions Light Motiv / musée du Louvre-Lens, 2019, 66 pages
Se procurer Kasimir Zgorecki, Photographier la Petite Pologne