« Rien n’est jamais résolu. Résoudre est une illusion. Il y a des moments d’éclats spontané, quand l’esprit apparaît émancipé, mais ce n’est que simple épiphanie. »
On ne peut presque plus rien faire, on ne peut plus prendre un train dès qu’on le souhaite, donner un rendez-vous amoureux au dernier moment, ouvrir les fenêtres.
Les policiers en voiture banalisée rôdent, et les délateurs, les propagateurs de haine sur les réseaux sociaux, les fous aiguisant leurs couteaux.
Grand-peur et misère, écrivait Brecht au mitan des années 1930.
On ne peut plus rien, mais on peut lire Patti Smith, qui, à chaque nouveau livre, nous rend la liberté.
Parce que la Pythie modeste, l’Indienne pudique, la rimbaldienne fabuleuse, possède l’art extrême de ne pas dépendre du temps, et que les anges la favorisent, qu’elle sait remercier sans compter.
Pas de séparation stricte entre la vie et la mort, mais un dialogue fin, un appel de l’un vers l’autre sans effroi.
Ecrit alors que Donald Trump, « l’insupportable escroc aux cheveux jaunes », accède au pouvoir, et que le café noir du petit matin devient difficile à avaler, L’année du singe est le journal vagabond d’une voyageuse attentive aux signes, aux paroles muettes des choses, aux rebonds métaphoriques.
Californie, Arizona, Portugal, Kentucky : la chanteuse est invitée partout, va où elle le décide.
« J’ai étalé quelques biens sur mon lit : mon appareil photo aux soufflets enfoncés, carte d’identité, calepin, stylo, téléphone à plat et un peu d’argent. J’ai décidé de rentrer bientôt à la maison mais pas tout de suite. Je me suis servie du téléphone de l’hôte pour appeler le poète qui m’avait donné un manteau noir, un manteau adoré que j’avais perdu. »
L’artiste va avoir soixante-dix ans, qui n’est pas l’âge d’un bilan, mais d’une intensification du mode d’exister, jusqu’aux domaines du rêve qui bientôt formeront une ultime demeure.
Les amis sont là, Jerry Garcia, leader du groupe Grateful Dead mort en 1995, les très chers Sam Shepard, dramaturge, et Sandy Pearlman, producteur de musique, en instance de départ pour l’autre monde, et l’écrivain Roberto Bolaño.
En exergue de son livre, cette parole d’Antonin Artaud : « Une folie mortelle s’empare du monde. »
L’écriture doit répondre à cette mesure de mal, contrepoison, magie blanche.
Comme dans Nadja, d’André Breton (1928), Patti Smith joint à son manuscrit des images, des Polaroïds, des photos pouvant paraître sans qualité, riches au contraire de n’être rien, et de dire le tout d’un ça a été ouvrant de façon quasi gnostique sur d’autres ça a été.
Synchronie des états intérieurs et des actes, des formes de la réalité et des espaces intimes.
Il faut trouver l’objet, le lieu, la formule, qui nous permettra, comme Alice l’ingénue, d’accéder de l’autre côté du miroir, c’est le pouvoir des innocents.
Un diner, un juke-box, une phrase de Nerval : « Le rêve est une seconde vie. »
Un livre de Ballard, une prière, une vision rouge (Ayers Rock, cet inselberg en grès au cœur de l’Australie).
Des papiers de bonbons sur une plage, un roman policier, une berceuse.
Les choses ne vont jamais l’amble seules, mais de concert, ensemble, par triades, par bandes et contre-bandes.
La librairie City Lights, une chambre d’hôpital, un motel.
Le sens, le non-sens, le nonsense.
La causalité, l’acausalité, la logique des rêves.
« On ne peut pas demander une vie, ou deux vies. On ne peut légitimement qu’espérer une plus grande force dans le cœur de chaque homme. »
L’année du singe ne se résume pas, c’est une vaste dérive, de lieu en lieu, de mot en mot, de visage en visage, d’émotion en émotion.
Sandy Pearlman lutte contre la mort dans un service de soins intensifs de San Francisco : « J’étais assise à son chevet, cherchant désespérément un moyen d’entrer en contact avec lui, de trouver un canal de connexion. Mon dernier jour, après l’heure de la fin des visites, personne ne m’a demandé de partir, alors je suis restée jusqu’à la tombée de la nuit. Je me suis vue projeter des constellations de mots sur ses draps blancs, un interminable mélange d’expressions s’écroulant des bouches de totems miraculeux bordant un horizon inacessible. Médée et les dieux-singes et les enfants et les papiers de bonbons. Que fais-tu de tout ça, Sandy ? lui ai-je demandé en silence. Pulsations de machine. Solution saline au goutte-à-goutte. Sandy m’a serré la main mais l’infirmière a dit que cela ne voulait rien dire. »
Trouver un canal de connexion pourrait être la formule smithienne par excellence.
« J’ai essayé d’ignorer le malaise, de faire mon travail, de dire mes prières, d’attendre le moment favorable. Des torrents de pluie se sont abattus sur la lucarne, un millier de rythmes de sabots irréguliers, des énergies munificentes se précipitant vers la terre. »
Je disparaîtrai peut-être un jour des radars, parce que tout devient si étroit, si surveillé, si mesquin, mais je ne serai pas seul, guidé par la voix et le regard d’une belle enchanteuse.
« Se laisser aller à un peu d’errance, un peu de repos après les clameurs et les cris du monde. Les rues que Robert Walser avait arpentées. La tombe de James Joyce juste là, en haut d’une colline. Le costume de feutre gris de Joseph Beuys suspendu sans surveillance dans une galerie vide d’Oslo. »
Patti Smith, L’année du singe, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Gallimard, 2020, 192 pages