© Harry Gruyaert / Magnum Photos
Selon Harry Guyaert, l’Inde est une « orgie de couleurs ».
Voyageant depuis quarante ans dans ce pays pluriel, le photographe de l’agence Magnum a rassemblé ses archives pour un livre somptueux publié par Atelier EXB.
Dans le labyrinthe des couleurs que rencontre le photographe belge, il y a la pauvreté, la rue populeuse, l’abondance, et les frictions entre tradition et modernité.

Des saris et des fleurs, des turbans et des pans de mur ocres, des plastiques multicolores et des affiches de cinéma, des objets de dévotion et des balustrades bleues.
Les sens sont en alerte, les odeurs sont fortes, tout est entêtant, jusqu’à la mer étale bordant Goa au petit matin.
Pas d’exotisme facile, mais de l’absolument autre, de l’étrangeté, des cultes mystérieux, des comportements et visages à décrypter.

« Avant de me rendre en Inde, précise en préface de sa monographie Harry Gruyaert, j’avais beaucoup voyagé et travaillé au Maroc. Ce pays me fascinait par l’harmonie qui existe entre le paysage, la lumière et ses habitants. Mais l’Inde est tellement plus complexe. Elle impose une remise en question permanente : dès que l’on pense que l’on a compris quelque chose, un événement survient qui vous fait tout reconsidérer. L’Inde est déconcertante, elle vous déstabilise et vous fait perdre vos repères. Elle vous stimule intellectuellement. Il y a là une énergie qui naît d’une impression de constant chaos. »
Dans la désorientation majeure opérée par ce pays mosaïque, le photographe a saisi l’amer des couleurs comme le navigateur accroche son regard sur la rive à la mince colonne de pierres le sauvant de l’absurde.
© Harry Gruyaert / Magnum Photos
India n’est pas un traité ou un ouvrage documentant tel ou tel aspect de la complexe péninsule, mais un chaosmos, un grand tohu-bohu, une énigme à lui-même.
Auteur du Dictionnaire amoureux de l’Inde (Plon, 2001), l’écrivain Jean-Claude Carrière donne quelques clés interprétatives, mais tout reste si dense, si codifié, si énigmatique.
Harry Gruyaert n’explique pas, mais offre à son lecteur un voyage immersif et à bien des égards fascinant.
Omniprésence du sacré, d’un sol poussiéreux, d’un chien galeux, d’un enfant au corps peint, d’une foule à la tombée de la nuit.

Publié en format italien, India offre une lecture ample, un contact avec la population, une confrontation.
La raison vacille, le temps s’ouvre sur tous les temps, tout est mouvant en restant stable, fixe, dans une forme d’immuabilité changeante.
Présence à chaque instant de cinq millénaires d’existence : « L’Inde vend des informaticiens au monde entier, analyse Jean-Claude Carrière, et elle vit encore au temps des miracles. »
L’air est gris, pollué, les détritus jonchent le sol, tout est voilé, jusque l’eau du Gange porteuse d’immémorial.
© Harry Gruyaert / Magnum Photos
Des hommes et des femmes sont étendus sur la terre, que foulent des passants, chacun est seul et ensemble, regardé par un tigre à la démarche apparemment placide.
Un portrait de Lénine, des acteurs de Bollywood, un petit couple en scooter, des agents de la circulation, des inscriptions en tous sens, voici le théâtre permanent du quotidien.
India s’ouvre comme une fleur de lotus, un pétale révélant l’autre, les fragments de réalité se multipliant sans se chevaucher.
Car ici, dans ce qui peut sembler quelquefois un désordre, un vacarme, une production d’énergie à perte, chaque chose à sa place, chaque bruit, chaque pas, dans le fleuve imperturbable de la vie.
© Harry Gruyaert / Magnum Photos
« L’Inde, poursuit le grand lecteur du Mahâbhârata, préfère le fleuve à la mer. Elle voit dans l’écoulement de l’eau, porteuse de fertilité comme de menace, une réserve de sentiments et de symboles inépuisables. »
Dans le tumulte photographié par Harry Gruyaert, il y a aussi de grands moments de paix, des scènes surprises à la tombée de la nuit relevant d’une expérience intérieure, d’une prière calme.
Des enfants se baignent dans une oasis, ou jouent sur une pirogue de fortune.
A quelques pages de là, c’est le grouillement de la rue, l’entassement des échoppes, le fouillis du marché.
© Harry Gruyaert / Magnum Photos
Des porte-faix dorment sur leur diable.
Un mendiant crasseux tend la main, étendu sur une natte.
Des hommes se lavent devant un rideau de fer.
Un pauvre dément contemple la vacuité.
Aimant se mettre en scène, l’Inde garantit le spectacle, provoque, heurte, enchante, inquiète, rit, épuise.
On cherche à comprendre quelque chose, et puis non, on est un fétu de couleur dans le grand concert des apparences, ballotté, déplacé, renversé.
Rien n’est mieux parfois que de n’être plus rien.
Harry Gruyaert, India, textes Harry Gruyaert et Jean-Claude Carrière, édition Nathalie Chapuis, conception graphique Coline Aguettaz, production Charlotte Debiolles, Atelier EXB / Editions Xavier Barral, 2020, 208 pages
© Harry Gruyaert / Magnum Photos
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