© Alain Keler / M.Y.O.P.
« L’histoire n’est qu’un éternel recommencement. C’est l’Est, d’où je viens. Mais c’est peut-être aussi pareil un peu partout. Sauf que l’Est me sensibilise plus, c’est normal. Un traumatisme ne s’efface pas du jour au lendemain, surtout chez les juifs ! » (Alain Keler)
Après le rétrospectif Journal d’un photographe (2018), livre retraçant l’ensemble de la carrière d’Alain Keler, les Editions de Juillet publient du membre de l’agence MYOP le plus intimiste Un voyage en hiver, ouvrage reprenant un périple ayant eu lieu entre un village de Slovaquie, Prague et Venise au moment du carnaval.
Composé d’images réalisées au Smartphone accompagnées de pages de son journal, cet opus reprend le motif romantique du Winterreise – on se souvient peut-être des vingt-quatre lieder pour piano et voix de Franz Schubert pour une œuvre éponyme (1827) -, mais en plus âpre, en plus glacé de solitude, en plus heurté, en plus abandonné peut-être.
© Alain Keler / M.Y.O.P.
Alain Keler rencontre des territoires où les Roms sont persécutés, chassés, discriminés.
Contraints à la survie, nombre d’entre eux se cachent ou tentent de disparaître, harcelés par le manque et le racisme, au Kosovo, en Serbie, à Paris.
« Début 2009, une marche de néo-nazis eut lieu dans le quartier rom de Janov, à Litvinov, en République tchèque, confie le photographe. J’y rencontrai Lenka, une tchèque acquise à leur cause. Elle me parla des villages roms de Slovaquie. Trois mois plus tard, je passai la prendre à Prague. Elle sera mon interprète dans ce nouveau voyage. »
© Alain Keler / M.Y.O.P.
Il faut d’abord franchir le feu – une voiture brûle à Paris -, puis partir vers l’Est, trouver des endroits où s’arrêter, dormir dans des pensions à peu près désertes, passer des frontières, se confronter à des langues inconnues.
Un voyage en hiver, dont les images de format carré sont cernées de noir, comme si elles surgissaient de quelque monde désolé, désolant, infernal, exprime à la fois l’obstination d’une destination et un égarement un peu affolé, un peu stupéfait, face au spectacle du monde, se confrontant d’abord au vide en soi, à l’ennui, à la révolte retenue.
Tel est l’art, de donner une forme au chaos des vies, aux scènes quotidiennes, et de retenir du monde fuyant des visages, des bâtiments, des structures.
© Alain Keler / M.Y.O.P.
Il faut affronter le destin, les regards sont rudes, avant d’être fraternels.
Tout est ici de l’ordre d’un long rêve éveillé, d’une plongée dans la substance amniotique du temps, d’un trouble dans les apparences.
Il y a les Tatras, bien plantées dans le décor, des arbres étiques figés par le gel, et quelques moments de danse pour oublier le mal et les difficultés.
© Alain Keler / M.Y.O.P.
Quand on est Rom, l’accès à l’eau, à l’électricité, aux nécessités les plus élémentaires, ne va pas de soi.
Il faut se battre ou devenir fou, endurer ou mourir.
« Avant le régime communiste, analyse Alain Keler, les Roms étaient analphabètes. L’un des succès de l’époque communiste fut la permission d’accès aux études élémentaires à tout le monde, y compris les Roms. Une classe moyenne rom fut ainsi créée, avec des erreurs de parcours comme la destruction d’une partie de leur habitat et l’installation forcée dans des HLM. Mais dans l’immense majorité des cas, les Roms furent scolarisés et travaillaient. Aucun bidonville n’existait à cette époque. »
© Alain Keler / M.Y.O.P.
La vieille Skoda du photographe tient la route, qui est un migrant parmi des rejetés, un témoin parmi des méprisés.
Les yeux noirs des amis du village oublié brillent de la conscience d’être regardés vraiment, pour une fois.
Des usines infectes crachent leurs fumées, la vie est un sac plastique troué rempli de misère.
© Alain Keler / M.Y.O.P.
La planète Terre est au bord de l’explosion, il y a si peu de gestes libres, si peu de vraies rencontres, si peu d’entraide.
Les enfants jouent, les humains peinent, les sirènes hurlent.
En un contrepoint étonnant, Alain Keler termine son voyage à Venise, parmi les masques, peut-être parce que la dissimulation est ontologique et qu’il ne faut surtout rien savoir de ce qui nous dérange, et de ce qui nous convoque intimement dans un tribunal où siège l’ange de l’Histoire.

Nous sommes le dimanche 19 février (de quelle année solaire ?) : « Venise. Entracte terminé. Il est temps de reprendre la route. »
Et de continuer à emprunter les chemins de sens et de sensations.
Alain Keler, Un voyage en hiver, conception éditoriale Richard Volante, Yves Bigot, Editions de Juillet, 2021, 98 pages

Alain Keler est membre de l’agence M.Y.O.P.