« Tu es mort ce 25 avril 1975. Tu t’es jeté dans le vide, à Paris. Des témoins disent avoir entendu un cri inhumain, une voix qui hurlait « non », quelque chose comme « non », et un choc violent. Et pendant toutes ces années, je t’ai laissé sédimenter en moi une collection de possibilités. »
La vie du chanteur Mike Brant est fabuleuse, et terrible.
Mort à 28 ans, l’enfant qui ne prononça son premier mot qu’à l’âge de cinq ans – glace -, eut un destin exceptionnel, mais qui sait vraiment sur quels gouffres s’est édifiée son existence ?
Si je t’oublie Jérusalem, livre de Faulkner, est aussi un psaume de la Bible évoquant l’exil à Babylone, écrit par le prophète Jérémie.
Cette parole a probablement inspiré Moshé Brand lorsqu’il chanta dans Un grand bonheur : « Si maintenant j’oublie mon île », titre que donne Serge Airoldi au superbe essai biographique qu’il consacre à la star intimement brisée.
On écrit sur du sable, on vit sur du sable, notre mémoire est de sable.
Au commencement, Mike Brant est une image à la télévision, chez Guy Lux, chez Maritie et Gilbert Carpentier, chez Danièle Gilbert, sur une pochette de 45 tours.
A la fin – mais y a-t-il vraiment une fin ? -, un jour avant shabbat, il y a un homme adulé ayant vendu en quelques années des millions de disques décidant de se défenestrer.
Comment parler à un fantôme ? Comment l’incarner ?
Serge Airoldi choisit d’employer la deuxième personne du singulier, de l’interpeller directement, d’entrer avec lui dans le grand livre des questions.
Entrelaçant des motifs récurrents (les chevaux de l’apocalypse, la parole gelée), mêlant biographie et autobiographie, Si maintenant j’oublie mon île s’interroge sur le déracinement, sur le mal, sur la dépression, mais aussi sur le sens de l’art et de la littérature au cœur de la tourmente.
Mike Brant ? Une beauté magnétique, une voix de velours, très érotique (Laisse-moi t’aimer, Qui saura, Dis-lui, Rien qu’une larme), et une brisure intérieure provoquée par l’un des pires drames de l’Histoire, le génocide juif en Europe.
Né en 1947 à Framagouste, sur l’île de Chypre, dans un camp de réfugiés, alors que ses parents fuyant la Pologne maudite cherchaient à rejoindre Israël pour s’y installer – le bateau qui les menait vers la terre promise fut détourné, les quotas britanniques en avaient ainsi décidé -, Moshé Brand est un enfant de rescapés, un miracle en somme, happé finalement par l’anéantissement de son peuple – sa mère Bronia, déportée à Auschwitz après avoir été enfermée dans le ghetto de Lodz, vit son père assassiné devant elle, et sa mère mourir de faim sous ses yeux.
On ne se remet pas du mal absolu, on ne peut qu’essayer de le contourner, de le métamorphoser, de le réduire, mais avec quelles forces.
« La vie est une guerre, tu le sais, Moshé. Tes parents aussi le savaient. Toute ta parentèle. Tous les tiens. Ils l’ont toujours su. »
A 15 ans, l’adolescent passionné de dessin et de chant fait un ulcère à l’estomac, la haine nazie sévit encore.
Il faut se sauver, vite, trouver un chemin, une marche à l’étoile : ce sera par la voix.
L’ascension est fulgurante, Sylvie Vartan, accompagnée de son secrétaire, le futur amuseur Carlos, le repère dans le night-club de l’hôtel Hilton de Téhéran (Iran), où il avait été embauché, et lui propose, il a 22 ans, de venir à Paris.
La suite est une alternance de succès phénoménaux et de moments de dépression – la guerre du Kippour (1973) l’affecte beaucoup, comme la pression exercée par les producteurs.
Pourquoi faut-il, se demande Serge Airoldi, que le sang des Juifs coule si souvent, si atrocement ?
On entend des paroles, des vers, des cris, des murmures – d’Isaac Bashevis Singer, d’Isaac Babel, de Paul Celan, de la poétesse Binem Heller, de la philosophe Simone Weil, de Leopardi le génial, de W.G. Sebald, de Rabelais, d’Italo Calvino, de Valère Novarina, de Michel Leiris -, on rencontre des témoins négatifs ou pour le moins ambigus (Leni Riefenstahl à Pocking, en Bavière, Robert Brasillach le sycophante, le Judenälteste Chaim Mordechai Rumkowski).
Serge Airoldi écrit comme on lance des versets, entre sanglots de thrène et confidences, à la recherche des architraces se liant pour former un destin.
On écrit souvent, peut-être toujours, parce qu’on a été muet face à tel ou tel événement, et qu’on le demeure encore.
Page 113, il y a cet aveu, ce mystère : « Tu vois, Moshé, je sais que ma vie a commencé plusieurs fois. Une de ces fois-là, ce fut de voir le corps d’une femme assassinée de plus de quarante coups de couteaux par son frère qui convulsait, là-bas, dans les hautes herbes, dans un pré en contrebas de la maison. On aurait dit un gibier blessé à mort qui lutte encore pour s’accrocher à ce qui ne fut jamais une vraie vie. »
Il faut sûrement toute la force de la littérature pour regarder en face cet impossible.
Si maintenant j’oublie mon île est un livre hanté, que structurent de vertigineux souvenirs, donnant à réfléchir sur la nature même du mal, du temps, et des chutes jalonnant notre vie.
Serge Airoldi, Si maintenant j’oublie mon île, Vies et mort de Mike Brant, Editions de l’Antilope, 2021, 160 pages