« Paul Klee écrivait de la main droite et peignait de la main gauche. Une légère distorsion fait trembler la ligne d’horizon sur laquelle nous marchons. Le trait ouvre une porte dans la couleur. Qui allume une énigme dans la raison. En chaque témoin, il y a un devin qui dort. L’œuvre, elle, demeure un chemin non élucidé. »
Stéphane Lambert possède l’art spécial de comprendre intimement les pensées et œuvres des écrivains, créateurs, peintres.
Parce qu’il est l’un deux, parce qu’il est aussi seul qu’eux, parce qu’il brûle du même feu.
Publiés chez Arléa, ses livres sur Mark Rothko et Nicolas de Staël (2014), Samuel Beckett (Avant Godot, 2016), Claude Monet (2016), Francisco de Goya (2019) et Léon Spilliaert (2020) sont de formidables façons d’aborder le chaosmos (Kenneth White) de chacun d’entre eux.
Son dernier-né, dont les têtes de chapitres reprennent des citations du peintre lui-même, est une réflexion sur l’art de Paul Klee, son déploiement, ses mouvements, ses nécessités.
Pour rencontrer Paul Klee dans toute son étendue, avant la grande rétrospective que lui consacrera de septembre 2021 à janvier 2022 le LaM (Musée d’Art moderne-Lille Métropole), il faut se rendre comme l’écrivain à Berne, au Zentrum, musée de verre et d’acier en forme d’onde conçu par Renzo Piano, il lui est entièrement dédié.
Il faut y respirer son air, traverser ses verts et ses brouillards, aller vers (ad), ses montagnes, son Parnasse, ses royaumes souterrains.
Paul Klee, né et enterré à Berne, est un équilibriste, peintre des débuts et des fins, allant chercher le vivant sous l’inerte, explorant inlassablement la rencontre du cerveau et de l’univers.
Son épitaphe, défi au biographe de surface, le désigne parfaitement : « Ici-bas nul ne peut me saisir car je réside aussi bien chez les morts que chez ceux qui ne sont pas encore nés. Un peu plus proche de la création qu’il n’est d’usage, et pourtant encore bien trop éloigné. »
Klee peint l’incommensurable, le monde flottant des âmes, la vie secrète des formes, « l’éveil d’une matière cachée dans la matière ».
Son œuvre, opératique (Michel Leiris), est un organisme vivant, une architecture mystique, une danse entre dessin et peinture.
« Klee peint dans cet écart où rien n’est encore prononcé. Le désir n’a pas encore engendré les mots. Les signes poussent dans une flore sauvage. (…) Le nom de l’artiste n’évoque-t-il pas à liu seul une sorte d’herbier spirituel ? Klee signifie « trèfle » en allemand, symbole de trinité. Il collectionnait les plantes séchées et voyait dans la nervure des feuilles l’armature du réel. »
Klee est un mosaïste sauvage hautement cultivé (lectures intenses, participation au Bauhaus, sciences de l’enfance), son œuvre se construisant comme un vaste palimpseste.
L’art se souvient de ce que nous n’avons pas vraiment vécu, il fixe des vertiges, des absences, des oublis, des chutes ascensionnelles.
« On m’a récemment demandé quelle personnalité avait Paul Klee. La question m’a laissé sans réponse. Il m’avait toujours semblé que les artistes échappaient par nature à toute classification de cet ordre. »
Il y a chez Klee quelque chose de l’ordre du sortilège, d’une énergie primitive affirmée, d’un soleil perçu à travers les territoires sous-marins de l’être.
Plasticité, flottaison, bourgeonnement.
Chœur, magie, poussières colorées.
La guerre est là, il faut s’ouvrir à plus grand qu’elle.
« Après l’arrivée au pouvoir des nazis et la mise à l’index de l’art moderne, Klee se replie à Berne. Le monde qui s’était grand ouvert (la reconnaissance du peintre avait atteint l’Amérique) se referme derrière la barrière du paysage alpin. Le désastre politique préfigure la dégénérescence physique. Les sommets ne bercent plus l’idée des possibles envols. Une phase d’abattement et de colère le guette. Depuis l’ascension d’Hitler, la violence imprègne l’œuvre avec ce mélange de tragique et de grotesque qui lui est propre. « Porter dans ses armes la larme rieuse » est un adage russe auquel le peintre est attaché comme à un principe vital : toujours préserver un mince interstice entre le choc et soi de telle manière qu’on ne devienne pas l’objet de ce qu’on a subi. Le monde s’était mis en marche vers le pire : s’il n’était plus possible d’arrêter le cataclysme, il était impératif de ne pas être écrasé par sa puissance dévastatrice. »
Quelques titres d’œuvres, dont on imagine qu’ils pourraient être ceux des livres à venir de l’écrivain : L’Homme du futur, Diane dans le vent d’automne, Dame bleue, Le Jeune Homme au manteau, Fantôme loqueteux, Tête d’un martyr, Rayé de la liste.
Construire des pyramides, chercher une paix supérieure, des chemins d’harmonie, entrer avec confiance, et métier, dans le labyrinthe du sens.
Dans les années 1920, Walter Benjamin a acquis une petite aquarelle de Paul Klee (actuellement à Jérusalem) intitulée Angelus Novus, qu’il identifie à l’ange de l’histoire, ailes déployées, yeux écarquillés, poussé vers l’avenir en regardant probablement derrière lui les désastres du passé, tableau remis à Georges Bataille en 1940 qui le cacha à la Bibliothèque Nationale.
La catastrophe est là, les ruines s’accumulent, mais il y a l’art, les livres de Stéphane Lambert, les meilleures peintures.
« Après tout, pense l’écrivain bruxellois installé dans le Vexin, on ne peint pas pour les vivants, on peint contre leur vocation de mortels. On peint pour habiter l’acte de peindre, pour aller plus loin que la peinture. On peint pour trouver l’harmonie au milieu du champ de bataille. On cherche une logique au chaos. »
Stéphane Lambert, Paul Klee jusqu’au fond de l’avenir, éditions Arléa, 126 pages – 35 illustrations couleurs
Exposition Paul Klee, entre deux mondes, au LaM (Musée d’Art moderne-Lille Métropole), du 18 septembre 2021 au 9 janvier 2022