Veiller, par Xavier Bazot, écrivain

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Edouard Vuillard, La petite fille au volant, circa 1899

« Savez-vous quelle est la différence entre le communisme et le capitalisme ? Sous l’un ou sous l’autre régime, l’écrivain gagne sa vie en étant veilleur de nuit. »

Je ne connaissais pas Xavier Bazot, pourtant auteur chez P.O.L., Le Serpent à Plumes et Champ Vallon de six livres publiés entre 1990 et 2008.

Je découvre avec l’ouvrage autobiographique Fresque et mosaïque (L’Atelier contemporain) une œuvre exigeante, assumant avec honnêteté la rudesse d’un caractère parfois sans concession.

« Oui, je sais ce qui a fait défaut à ma prestation : l’amour, me dis-je en passant le dernier relais à Mina, qui a en elle cet amour du prochain, dont intrinsèquement je suis exempt, sans parler d’un amour particulier envers mon grand-cousin, qui m’est indifférent, et que je n’avais aucune raison d’aller importuner à sa dernière heure, si ce n’est pour lui amener Mina, qui a pu lui apporter quelque réconfort, et dont peut-être il a pensé qualifier la présence d’inattendue. »

Je découvre une langue, précise, riche, ne craignant ni les tournures, ni le vocabulaire rares : « exciper de », « étoles de sconse », « alentour mes quarante ans », « esquichées comme des sardines », « comme nous avions également accoutumé », « je me rebèque ».

L’incipit est un exergue : « A ma grand-mère, à demi paralysée et n’émettant plus que des sons au lieu de mots articulés, nous présentons Armance âgée de quelques mois. Des deux, je me demande laquelle parlera la première. »

Apprendre à parler, à se déparler, à se déprendre, à s’éveiller, tel n’est-il pas l’enjeu de la littérature ?

Voici une famille que soude la beauté d’un langage ne devant rien aux vulgarités contemporaines : une épouse, Mina, deux filles Armance et Lamiel, et un petit garçon, Théodore, décédé à l’âge de sept mois et demi.

Voici un lieu : un appartement parisien dans un immeuble peu à peu vidé de ses occupants.

Voici une éthique : celle des derniers des Mohicans.

Xavier Bazot note – la chronologie n’est pas toujours de mise – des scènes de la vie quotidienne, la façon dont ses filles grandissent, leurs premières expressions : « Armance et Lamiel disent : « Jouons au jeu des mille borgnes ! » Je ne les reprends pas, car le mot « borne », employé à la place de « kilomètre », ressortit à un registre trop familier à mon goût. » ; « A table, Lamiel proteste : « Je n’ai pas été servie en première. » Je ne la corrige pas. » ; « « Jésus est né à Noël parce qu’il voulait voir Noël », conjecture Lamiel. » 

L’humour caustique est un noble art : « Le baptême est un vaccin contre la religion, qu’il convient d’inoculer à ses enfants en même temps que le DT-polio, sinon ils vous déclarent une rougeole à l’adolescence, et vous traînent devant les fonts baptismaux, non sans que vous deviez suivre avec eux une préparation religieuse, car l’Eglise rattrape comme elle peut les parents récalcitrants. »

L’écrivain impécunieux observe la richesse de la vie telle qu’elle est, le don d’observation est un trésor, comme de savoir le dire.

« Ayant piégé une toute petite souris, peu aguerrie, dans une tapette, avant qu’elle ne meure, je la regarde, agitée de soubresauts. Voici une demi-heure elle gambadait, si mignonne, entre les pieds des Témoins de Jéhovah, passés boire un verre d’eau, et nettoyant le tapis de ses miettes de pain. Je jette la tapette avec elle, qu’au moins elle ne soit pas enterrée sans sépulture. »

Xavier Bazot ne cherche pas à plaire, à jouer les misanthropes pour quelque performance imaginaire, mais à être vrai.

« Ne pouvant déroger à la règle d’or qui exige que le prix de revient de mon activité approche de zéro, je suis moi-même la « nourrice » de mes filles. Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, on peut me voir avec elles, après l’école, au Palais-Royal. »

Faire couple, et tenir dans le temps, demande d’être fin stratège.

Partager la couche, se frotter en permanence, mélanger les miasmes ? « Pénétré de la croyance que l’intensité du désir au sein du ménage est inversement proportionnelle au degré de promiscuité où il vit ; fort du sentiment que le XIXème siècle a inventé le lit conjugal, où me coucher me convaincrait que ma funeste destinée reproduit exactement l’irrévocable sort de mes parents ; incapable de dormir, n’ayant jamais partagé la vie de quiconque, dans un lit commun, m’abandonne la chambre dévolue au couple parental Mina, qui, faute d’espace, en est réduite à camper dans la salle de séjour, sans chambre à soi. »

L’inversion du sujet est exquise, comme la référence à Virginia Woolf.

« Au sortir du bain, devant sa sœur et Mina, Lamiel, toute nue, imite tour à tour la danse d’une personne mince et aérienne, puis forte et pataude, avec une si remarquable vérité que je lui demande de continuer, le temps que j’aille chercher la caméra. A mon retour, je suis surpris de la retrouver en train d’enfiler son pantalon. « C’est normal, elle n’a pas envie d’être filmée toute nue », dit Mina, que je soupçonne être intervenue, et avoir instillé le poison de la pudibonderie là où, pas plus chez moi que chez ma fille, il n’y avait impudeur. »

Ainsi les missionnaires chrétiens en Polynésie, apportant le mal croyant faire le bien.

Y aurait-il du Rousseau chez Bazot ? « Au premier décembre, je n’ai pas encore allumé le chauffage central dans l’appartement, où il fait un froid de gueux. Les gueux, c’est nous. »

Et cet aveu, désolant et superbe : « Je suis capable de véritables élans de cœur, envers des personnes que je ne connais pas, avec lesquelles je vis dans une authentique fraternité, dont je me sens l’exact contemporain, tels Osamu Dazai, Jean Rhys, Robert Walser… »

Il faut imaginer l’écrivain à sa fenêtre, seul dans son appartement déserté un jour d’été, écoutant, au bord de l’extase, le bruit du temps qui passe.

Dans le train, Xavier Bazot rencontre une femme exceptionnelle, l’attirance est immédiate, un amour pourrait naître.

Mais : « Alors que se propose à moi une telle rencontre, fruit d’une suite de hasards improbables, qui porte le signe de ce qui est historique, au sens de ce qui ressortit au Destin, délibérément je m’y soustrais, comme si je considérais ne plus avoir de liberté dans cette vie pour une époque nouvelle, et qu’un événement ne peut plus y générer de conséquences, être fondateur, avoir une autre portée que lui-même. »

Certes, mais il y a maintenant le très beau et neuf Fresque et Mosaïque.

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Xavier Bazot, Fresque et Mosaïque, L’Atelier contemporain, 2021, 126 pages

Editions L’Atelier contemporain

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