
©Yannick Cormier
En couverture cartonnée et toilée comportant titre et nom d’auteur au marquage argent, Dravidian Catharsis, de Yannick Cormier, est un livre de grande classe pour une œuvre qui ne l’est pas moins.
Après l’également très réussi Tierra Magica (éditions Light Motiv, 2021), consacré aux rituels et mascarades du Nord-Ouest de l’Espagne et du Portugal ayant lieu chaque année à la fin de l’hiver, l’ouvrage que publient à Bruxelles les éditions Le Mulet est une plongée, d’une force visuelle magnifiée par les puissants contrastes du noir & blanc, dans les festivals et cérémonies du peuple tamoul, dont on ne connaît que très peu de ce côté-ci du monde les traditions.

©Yannick Cormier
Le point de vue n’est pas strictement documentaire, mais avant tout artistique, subjectif, fasciné autant que fascinant.
Le photographe en immersion saisit sans en expliquer les codes des rites ayant traversé le temps, sauvages et beaux, témoignant d’une appréhension du sacré par l’intensité des expériences psychocorporelles.
Ici comme ailleurs, le combat entre les ténèbres et la lumière est une scène originelle sans cesse continuée, que l’on en est conscience ou non.

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« Au Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde, précise Yannick Cormier en des propos faisant songer au père de la psychologie des profondeurs, Carl Gutav Jung, cité par ailleurs en exergue, les traditions les plus lointaines et les plus anciennes sont restées intactes plus que nulle part ailleurs. Les puissantes présences des esprits et des dieux vivants s’incarnent sous les masques, dans les corps qui s’abandonnent au moment du rite et dans les dépouilles animales lors des sacrifices… Des personnages dont on ne sait plus s’ils sont des hommes, des dieux ou des esprits, surgissent dans leur évidence, réels et divins, naturels et surnaturels. Des hommes et des femmes en transe s’enfoncent dans les ténèbres en pleine lumière ; elles ne leur appartiennent pas, elles sont collectives, mises en scène ou libres. »
Alternant portraits frontaux – superbes -, scènes vues et moments de recréation avec la complicité des modèles, Dravidian Catharsis – les peuples dravidiens, comportant environ 250 millions d’individus, essentiellement en Inde et au Pakistan, sont ceux parlant l’une des vingt-six langues dravidiennes – propose pour le lecteur occidental une véritable et exaltante désorientation culturelle.

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Une femme très belle, parée de bijoux et de fierté, regarde sans ciller l’objectif d’un photographe ayant remarqué que derrière elle un tracteur à l’arrêt porte l’inscription Escort.
Comment prie-t-on ? Qui vénère-t-on ? Comment pratique-t-on au quotidien le culte des ancêtres ? Quel est exactement le rôle des fumigations ?
Les images donnent des fragments de réponses, restant essentiellement énigmatiques.

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Un singe est posé sur une stèle, il y a des dieux sculptés de taille monumentale, des lions rugissants, des offrandes.
Des temples, des femmes en sari, des officiants, et, dans la rue, à l’occasion d’une fête sacrée, des masques de carnaval, des visages peints, une symbolique animale.
L’ethnologue photographe rejoint ici l’esthète exote s’enchantant de la part d’inconnu, d’indocilité et d’irréductible dans ce qu’il voit, ses images relevant la plupart du temps d’un régime de stupeur.

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Les corps sont aspergés d’eau vive, l’encens monte à la tête, les diables sont de sortie.
Un vaste exorcisme est en cours, les regards sont inquiets, et les idoles étranges.
Des coiffes, des feux d’artifice, des transes.
Un homme a la joue percée par une barre de fer, suant, pleurant, semble saisi par la douleur comme par l’extase.

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Tout est très noir, très fou, très peu compréhensible pour l’homo economicus occidental ayant remplacé le feu intérieur et les délices de l’inconnaissable par les calculs de rentabilité.
Chacun son théâtre, sa façon de se battre avec les ombres, de se confronter avec la peur, de vaincre les créatures malfaisantes.
« Comme dans une pièce de théâtre géante qui durerait dix jours, précise Valérie Gillet, des centaines d’hommes se déguisent pour rejouer l’exploit de la déesse Durga tuant le démon à tête de buffle lors du festival de Dasara. »

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Yannick Cormier est-il un initié pour avoir été autorisé à voir ce que nul n’a presque jamais vu à ce point ? Peut-être.
Il faut ouvrir les ailes des grands oiseaux aux plumes sombres, aller sans frémir dans les territoires de l’excès, perdre pied, crier, exulter, chanter, se déchirer.
On marche sur des crânes, les masques sont des entités fantastiques, les tortures sont des délices.
L’homme suspendu par des crochets entaillant sa chair grimace, l’amour prend quelquefois des formes étonnantes.

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La catharsis agit.
« Personne ne doit s’étonner que les hommes soient si loin les uns des autres, qu’ils ne se comprennent pas, qu’ils se fassent la guerre et s’entretuent, écrit C.G. Jung dans Le Livre Rouge. Il faut plutôt s’étonner que les hommes croient être proches les uns des autres, se comprendre et s’aimer. Il y a encore deux choses à découvrir. La première, c’est l’abîme infini qui sépare les hommes les uns des autres. La seconde, c’est le pont qui pourrait relier deux individus. As-tu jamais songé combien d’animalité insoupçonnée te permet la proximité avec l’homme ? »
Yannick Cormier, Dravidian Catharsis, textes Valérie Gillet & Muruga Boopathy, design Studio Dirk, Editions Le Mulet, 2021, 220 pages
Ayant vécu à La Réunion une douzaine d’années, j’ai pu vivre directement quelques-unes de ces cérémonies (marches sur le feu, citrons suspendus par des crochets recouvrant le dos et le torse des communiants en processions, pieds nus sur des lames de sabre préalablement sur-aiguisées, joues transpercées, lourdes corbeilles recouvertes de fleurs portées sur le crâne, marches sur les genoux sur de longues distances, sacrifices de poules et de cabris …). En effet, il y a sur cette île une très forte communauté Tamoule. Parfois (toujours ?) les esprits invoqués nous hantent encore pendant plusieurs jours. Les transes sont surprenantes et des vérités insoupçonnables se dévoilent à nos yeux.
Merci à vous de retranscrire fidèlement ces événements, ce photographe a su capter l’essence même de ces rites.
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