Cristo a la columna, Giandomenico Tiepolo, Museo del Prado
« La pensée séculière est ce qui reste après un processus progressif d’évidement, à l’œuvre depuis plusieurs millénaires. Animaux, dieux – au pluriel ou au singulier -, démons, anges, saints, âmes, esprits et enfin principes et volontés ont aussi été peu à peu évacués. Ils sont devenus des matériaux pour la recherche. Tous présents, mais dans les livres. Entre-temps, la pensée quotidienne se passait de plus en plus volontiers des livres eux-mêmes. »
Plus politique que métaphysique, moins beckettien que benjaminien, « l’innommable » que Roberto Calasso décrit dans L’innommable actuel – livre publié pour la première fois en Italie en 2017, traduction française de Jean-Paul Manganaro chez Gallimard en 2019 – est un nouvel âge de l’anxiété (pour les plus contemporains au sens d’Agamben et les lecteurs de W.H. Auden) déguisé en ère de l’inconsistance.
« Auden, écrit l’auteur de La Folie Baudelaire, intitula L’âge de l’anxiété un petit poème à plusieurs voix situé dans un bar de New York vers la fin de la guerre. Aujourd’hui ces voix résonnent comme si elles venaient de loi, comme si elles venaient d’une autre vallée. L’anxiété ne manque pas, mais elle ne prévaut pas. Ce qui prévaut, c’est l’inconsistance, une inconsistance meurtrière. C’est l’âge de l’inconsistance. » (lignes écrites avant le tournant pandémique)
Neuvième livre du directeur des Editions Adelphi, L’innommable actuel résonne avec son premier opus, La ruine de Kasch (1983), où l’on rencontre cette expression précédée et suivie par deux lignes blanches.
Un livre est né dans le blanc – comme une alerte sur fond d’impossible – d’un monde signant peu à peu de nouveau son anéantissement, comme il tenta de le faire en y parvenant essentiellement entre 1933 et 1945.
Nous vivons désormais, Roberto Calasso en fait le constat, dans « un monde broyé », « sans style propre », soumis à l’impératif d’adaptation exigé par la publicité et la cybernétique.
Interrogeant les sources de la terreur actuelle, l’essayiste italien pointe ceux qui s’attaquent violemment et de façon obsessionnelle au monde séculier, « de préférence sous des formes communautaires », notamment le terrorisme islamique dans sa stratégie d’assassinat pur.
« Nous savons désormais que les pires désastres se sont manifestés quand les sociétés séculières ont voulu devenir organiques, une aspiration récurrente de toutes les sociétés qui développent le culte d’elles-mêmes. »
La société est devenue sa propre superstition, l’idole d’elle-même, sans dehors, le contrôle des données devenant une arme permettant de mettre au pas qui s’aviserait d’échapper à son calcul.
« En exactement un siècle, nous sommes passés du dadaïsme au dataïsme, de Dada à Big Data. (…) Dada fut le moment de la déconnexion universelle, revendiquée et poursuivie à travers une abrasion systématique de la signification (et cela correspondait à une déconnexion en acte en train de s’accomplir dans les années 1914-1918). Le dataïsme est le moment de la connexion forcée, qui supprime tout ce qui lui échappe et où chaque sujet devient le fier et insignifiant petit soldat de silicium d’une armée dont tous ignorent où se trouve – et s’il y en a un – l’Etat-Major. »
La gloire de la pensée séculière est d’avoir inventé la démocratie, dont la plaie est cependant de permettre l’accès au pouvoir par des voies légales de tyrans ayant en aversion la forme vide qui la constitue.
« Le premier ennemi de la démocratie est la démographie, qui la rend impraticable dès que certains seuils sont dépassés. Mais dès lors que la démocratie échoue à assurer ses garanties (tolérance, liberté d’expression, égalité des droits, cosmopolitisme, transition pacifique des pouvoirs), il devient de plus en plus difficile de faire de ces garanties des principes qui régissent la pensée. »
Les procédures ont remplacé les rituels, l’utilitarisme pensé par Bentham et le béhaviorisme sont d’autres dieux d’homo saecularis ayant remplacé la prière du soir par le progressisme humaniste du matin, « avec pour résultat que les sécularistes parlent avec une componction d’ecclésiastiques et que les ecclésiastiques ont pour ambition de se faire passer pour des professeurs de sociologie. »
Humaniste ? « C’est le premier mot auquel a recours qui veut imposer un programme bienveillant mais coercitif. »
Heureusement, il y a des trous, des êtres qui échappent, Franz Kafka, Antonin Artaud, Simone Weil, contraires absolus des transhumanistes ayant transformé la science en scientisme et délire de maîtrise.
La guerre des psychismes est en cours, féroce, ravageuse.
« La digitalisation est l’assaut le plus grave qu’ait eu à subir l’inclination à s’exposer au choc de l’inconnu. Ils étaient déjà peu nombreux à cultiver cette sensation, comme un secret. Mais le réseau a contraint quiconque à se charger d’un immense savoir qui ne sait pas, comme si chacun était enveloppé de toutes parts dans un bourdonnement ininterrompu et instructif. Un Google Earth élargi au temps étouffe toute perception de l’inconnu, qui finit inévitablement par s’atténuer et s’affaiblir – ou être finalement neutralisée. »
L’Europe ? Une bibliothèque géniale et une vaste nécropole à ciel ouvert.
Le docteur ? Dites 33.
Simone Weil : « Hitler [dont Brasillach décrivait les yeux doux de petit garçon] l’a clairement vu. Il le fait voir d’ailleurs à beaucoup de gens, partout où est sensible la présence ou la menace des SS, et même plus loin. Aujourd’hui il n’y a guère que l’adhésion sans réserves à un système totalitaire brun, rouge ou autre, qui puisse donner, pour ainsi dire, une illusion solide d’unité intérieure. C’est pourquoi elle constitue une tentation si forte pour tant d’âmes en désarroi. »
Aujourd’hui de nouveau, nous parlons en murmurant, nous vivons sous la menace d’un Etat masquant de moins en moins sa nature liberticide et sa haine de la pensée sous couvert d’un éloge mièvre de la différence.
Le 7 juin 1939, dans un post-scriptum d’une lettre à Margarete Steffin retrouvé par Roberto Calasso, Benjamin écrit ces phrases hallucinantes : « PS Karl Kraus est mort trop tôt. Ecoutez-moi bien : la Société viennoise du gaz a cessé toute livraison de gaz aux Juifs. L’utilisation du gaz par la population juive entraînait des pertes pour la Société, parce que les plus forts consommateurs, justement, ne réglaient pas leurs factures. Les Juifs recouraient de préférence au gaz pour se suicider. »
A la façon de Karl Kraus écrivant Les derniers jours de l’humanité (publié en 1922) en reprenant l’essentiel de ce qu’on lisait dans les journaux et ce que l’on entendait dans les conversations des gens durant le premier conflit mondial, il nous faut aujourd’hui écrire – telle serait la première tâche des intellectuels conséquents – l’addenda à ce constat désolant sur l’état de guerre dans le langage et les faits.
Les extraterrestres nous remercieront.
Roberto Calasso, L’innommable actuel, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Gallimard, 2019, 204 pages
Roberto Calasso – site Gallimard