« Maman, qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi ils ne veulent pas de nous ? Nous aussi, on est hongrois, non ?
– Pour eux, non. Rien que des juifs. Nous sommes juifs. Notre patrie, notre Terre promise, c’est la Palestine, affirmait la mère, en prenant le ton d’une conteuse. »
Célébré en Italie par un très grand succès public et couronné du prix Strega Giovani, Le Pain perdu, rédigé en 2020 par une femme de 89 ans, est un livre magnifique et important, à transmettre, à enseigner, à relire.
Née Streinschreiber, Edith Bruck, qui vécut sa petite enfance dans un village de Hongrie dans une famille très modeste, fut déportée à Auschwitz à l’âge de treize ans, consacrant par la suite sa vie à l’écriture.
Amie de Primo Levi, épouse du poète et cinéaste Nelo Risi, elle choisit de vivre en Italie, à Rome, après une expérience israélienne de plusieurs années, dès 1954, écrivant dans la langue de Dante des poèmes, des romans, des articles.
Livre autobiographique, témoignage essentiel sur l’ignominie nazie, mais écrit sans haine, expérience d’une femme ayant traversé le siècle des totalitarismes et la comédie humaine, Le Pain perdu commence comme un conte yiddish et se poursuit comme un cauchemar, sans que la foi en la vie de la petite fille déportée ne vacille trop longtemps.
On appelle cela un destin, l’histoire d’une famille et de la communauté juive persécutée, les péripéties incroyables d’une existence brisée et malgré tout re-construite.
« La première grande et véritable épouvante, ils la ressentirent tous quand Juif était revenue à la maison après être allée chez l’oncle Berti, toujours secourable, qui habitait près de son ancienne école, et lorsque le maître Rinko, qu’elle avait croisé, affichant un sourire sarcastique, lui avait lancé « Heil Hitler ! ». L’effroi dans les yeux, ils l’écoutaient comme si cela avait été le nom du démon ; la cuisine, les murs blancs se couvrirent d’ombre, ce nom flottait dans l’air comme une tache obscure. »
Préférant les poésies aux prières, l’enfant deviendra écrivain.
Le Pain perdu ressemble d’abord à un tableau d’époque avec son pittoresque, avant que de ne se transformer en vision hallucinée d’une haine destinale envers le peuple élu : « S’ils se rendaient à l’unique pompe d’eau potable, ils étaient repoussés en queue de file d’attente et il n’était pas rare que l’on crache dans leurs seaux. Contre les Juifs, tout devenait légitime pour les villageois, et le plus petit d’entre eux se sentait puissant, en imitant les adultes. »
La voix fait quelquefois songer à celle de pitié universelle envers les plus faibles de la grande Anna Maria Ortese : « Noël même était pressé d’arriver et les cris des cochons sous les coutelas étaient comme une alarme de douleur universelle, intolérable à entendre. Cette sirène d’agonies terribles qui résonnaient dans tout le village déchirait le cœur et les oreilles. »
Un jour, des soldats cognent à la porte, des fascistes ivres de leur pouvoir, des aboyeurs.
Violence, arrachements, trains, hurlements, angoisse.
« On aurait dit l’exode d’Egypte, mais sans Moïse, sans que l’Eternel apparaisse, et, à la place de la mer Rouge, ce sont les wagons de bestiaux qui se sont ouverts, dans un bruit déchirant, et le troupeau humain y a été poussé avec violence. »
Nous sommes en 1944, l’Allemagne sait qu’elle a déjà perdu la guerre, les Juifs hongrois seront les derniers déportés, il faut les assassiner au plus vite, éliminer la race immonde, et les preuves.
Arrivée au camp d’extermination, hurlements encore, tri, nudité, tonte des cheveux, pas le temps de dire adieu.
Edith perd son identité pour un numéro : 11152.
Des cendres, la faim, les poux, la peur.
« Chaque jour, à chaque heure, à chaque minute on mourait : l’une par sélection, une autre à l’appel, une autre de faim, une autre de maladie et une autre, comme Eva, suicidée, foudroyée par le courant du fil barbelé, restant longtemps accrochée comme le Christ en croix. »
L’impensable succède à l’impensable, le pire au pire, quelquefois troué par des moments fous et beaux.
« Au cours d’un appel interminable, punitif, une nouvelle incroyable nous est parvenue : dans le crématorium, dont nous connaissions déjà l’existence, un Allemand avait ordonné à une grande danseuse de danser nue. Et elle avait commencé la danse la plus séductrice de sa carrière, en l’effleurant de plus en plus près. Le soldat, envoûté par ces mouvements, ne s’était pas rendu compte qu’elle lui avait subtilisé son pistolet. Et elle avait tiré toutes les balles sur lui. Nous, sous la pluie qui tombait à verse, nous applaudîmes en tremblant. »
Transfer à Dachau, puis Kaufering, puis à Landsberg, puis à Bergen-Belsen, puis encore ailleurs, à Kristianstadt, et de nouveau Bergen-Belsen.
Une marche infinie, une semaison de cadavres, le froid, le gel, les coups.
Un jour, les Allemands ont déserté le camp, il n’y a plus que des déportés.
Comment rentrer ? où rentrer ? Qui prévenir ?
« A notre arrivée dans le village, bouleversées d’émotion, nous fûmes regardées par les habitants comme des ennemies, avec stupeur, incrédulité et terreur que nous nous vengions et les dénoncions. »
La maison familiale a été pillée, elle est désormais remplie d’immondices, inhabitable.
Indésirable partout, Edith Bruck, qui a pu retrouver quelques membres de sa famille, doit chercher encore un autre lieu, un refuge. Ce sera Israël.
« Nos vrais frères et sœurs sont ceux des camps, écrit-elle. Les autres ne nous comprennent pas, ils pensent que notre faim, nos souffrances équivalent aux leurs. Ils ne veulent pas nous écouter : c’est pour ça que je parlerai au papier. »
En Israël, la jeune femme se marie pour échapper à l’armée, refusant de porter des armes, divorce, fait plusieurs métiers, avant que de se faire embaucher comme danseuse dans une compagnie de ballet.
Départ pour Athènes, Istanbul, Zurich, puis enfin la vraie terre promise, Naples, l’Italie.
L’italien sera une nouvelle langue, celle de son écriture : « Il faudrait des mots nouveaux, y compris pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle, une langue qui blesse moins que la mienne, maternelle. La langue de qui chante avec la voix et les cordes qui pleurent, je l’ignorais de nécessité. »
Un écrivain de nécessité a trouvé son instrument.
« Rome ! Le nombril du monde ! Finie la danse. Liberté ! La ville éternelle, après la souriante Naples, semblait avoir toujours existé, depuis la nuit des temps, comme Jérusalem. »
Edith Bruck de terminer alors son terrible et fabuleux récit par une Lettre à Dieu (le pape François lui a rendu visite depuis) : « Les cas de survie sont advenus sans mérite, ou si ça se trouve, aux dépens de la vie d’autrui, ou au service de l’ennemi. Pourquoi n’as-tu pas brisé ce doigt ? Dans la chapelle Sixtine. (…) La justice est un mot qui devrait disparaître des dictionnaires et il ne devrait pas être prononcé en vain, pas plus que Ton nom. (…) Je Te prie pour la première fois je Te demande quelque chose : la mémoire, qui est mon pain quotidien, pour moi, infidèle fidèle, ne me laisse pas dans le noir, j’ai encore à éclairer quelques jeunes consciences dans les écoles et dans les amphis universitaires où, en qualité de témoin, je raconte mon expérience depuis une vie entière. »
Chémâ, Israël, Adonaï Elokenou, Adonaï Echad !
Edith Bruck, Le Pain perdu, traduit de l’italien par René de Ceccaty, Editions du sous-sol, 2021, 170 pages