La guerre dans la tête, par Louis-Ferdinand Céline, écrivain

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« J’ai bien dû rester là encore une partie de la nuit suivante. Toute l’oreille à gauche était collée par terre avec du sang, la bouche aussi. Entre les deux y avait un bruit immense. J’ai dormi dans ce bruit et puis il a plu, de pluie bien serrée. Kersuzon à côté était tout lourd tendu sous l’eau. J’ai remué un bras vers son corps. J’ai touché. L’autre je ne pouvais plus. Je ne savais pas où il était l’autre bras. Il était monté en l’air très haut, il tourbillonnait dans l’espace et puis il redescendait me tirer sur l’épaule, dans le cru de la viande. Ça me faisait gueuler un bon coup chaque fois et puis c’était pire. Après j’arrivais à faire moins de bruit, avec mon cri toujours, que l’horreur de boucan qui défonçait la tête, l’intérieur comme un train. »

Beaucoup ne liront pas ou plus l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, pour des raisons généralement morales ou idéologiques plus que littéraires.

Il y a pourtant au début de Guerre, roman que l’auteur croyait perdu – voir l’affaire rocambolesque des manuscrits inédits retrouvés récemment, qui avaient été volés à l’écrivain dans son appartement parisien au moment de son exil allemand – une phrase essentielle, destinale : « J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête. » 

Peut-on être écrivain sans ressentir une guerre intérieure, de quelque nature qu’elle soit ? C’est douteux.

Livre dont l’action se situe dans les Flandres à partir de décembre 1914, Guerre est ici donné dans ce qu’on imagine être une première version ou un premier jet, certes très abouti, mais dont on ressent le travail et les recherches en cours, sur la syntaxe, les voix, la ponctuation, les temps, l’oralité, l’argot.

Les débuts de chapitres sont particulièrement réussis, qui transmettent immédiatement une énergie, une sidération, un style éblouissant.

Ecrit environ deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit (1932), Guerre est une œuvre fondamentale pour comprendre la façon dont le premier conflit mondial a définitivement mis à mal la joliesse des principes humanistes, en détruisant intimement ceux qui ont été contraints d’y participer.

Le rêve de Ferdinand, le brigadier grièvement blessé au bras droit ? Déserter, fuir, s’échapper de ça, ne surtout pas retrouver le régiment.       

Soigné à l’hôpital de Peurdu-sur-la-Lys (probablement Hazebrouck), objet de toutes les attentions d’une infirmière branlant les moribonds pour les ramener à la vie, le protagoniste de Guerre, ami du souteneur Bébert – qui finira fusillé – a compris très vite, à la faveur de l’expérience des tranchées, les principales coordonnées humaines : lâcheté, désir de domination, obsessions sexuelles, compromissions sales.

« Tout tournait. Merde, que je m’ai dit, Ferdinand. Tu vas pas crever maintenant que t’as fait le plus dur ! »

On peut cracher sur Céline l’antisémite, bien sûr, mais on peut aussi le lire pour cette radicale lucidité portée en langue faisant de lui l’un des plus grands écrivains français.

Se mêlent ici, entre récit et roman, la vie du personnage et celle de l’écrivain – effectivement blessé au bras droit le 27 octobre à Poelkapelle, et probablement aussi à la tête, cause de céphalées ayant duré toute sa vie.

La première guerre industrielle est une apocalypse : « Je suis resté accroupi encore sur le même endroit. C’était de la boue d’obus bien triturée. Il en était venu au moins deux cents des obus au moment. Des morts par-ci par-là. Le mec aux musettes, il s’était crevé comme une grenade lui, c’est le cas de le dire, du cou jusqu’au milieu du pantalon. Dans son bide même y avait déjà deux rats pépères qui croûtaient sa musette aux trognons rassis. Ça sentait la viande avancée et le brûlé l’enclos, mais surtout le tas du milieu où y avait bien dix chevaux tout éventrés les uns dans les autres. »

Les marmites éclatent, les corps explosent, la terre se soulève.

On opère, on n’opère pas ? On coupe ? On mutile ? On scie ?

Papa et maman – autrement dit la société – viennent à la barre du lit : « Je disais plus rien. Jamais j’ai vu ou entendu quelque chose d’aussi dégueulasse que mon père et ma mère. J’ai eu l’air de m’endormir. Ils sont partis, pleurnichant vers la gare. »

On entre, on sort, pieds devant, ou pas, en poussant son couic, ou pas.

Loterie, Jugement dernier, comptage des galons.

« J’avais connu forcément bien des gueules de gradés que même en train de fouiner, un rat y aurait réfléchi avant de mordre dedans. »

L’infirmière, Ferdinand rêve de l’enculer, qui en rêve aussi.

« Dans les lettres de mon père y avait toute ma garce de jeunesse qu’était morte. Je regrettais rien, c’était qu’un fumier puant, anxieux, une horreur, mais c’était quand même mon petit passé de môme pourri qu’il cernait sur les cartes censure, avec des phrases bien équilibrées et bien faites. »

L’armée française ? « C’est derrière le grand séminaire dans un enclos qu’on fusillait au petit jour. Une salve, la deuxième un quart d’heure plus tard. A peu près deux fois par semaine. De la salle Saint-Gonzef j’avais repéré peu à peu la cadence. C’était presque toujours le mercredi et le vendredi. Le jeudi y avait marché, c’était d’autres bruits. »

Il faut se barrer Ferdinand, avoir de l’imagination, fermer sa gueule, ou la tordre jusqu’à crier.

« A tant d’années passées le souvenir des choses, bien précisément, c’est un effort. Ce que les gens ont dit c’est presque tourné des mensonges. Faut se méfier. C’est putain le passé, ça fond dans la rêvasserie. Il prend des petites mélodies en route qu’on lui demandait pas. Il vous revient tout maquillé de pleurs et de repentirs en vadrouillant. C’est pas sérieux. Faut demander alors du vif secours à la bite, tout de suite, pour s’y retrouver. Seul moyen, du moyen d’homme. Bander un coup féroce mais ne pas céder à la branlette. Non. Toute la force remonte au cerveau, comme on dit. Un coup de puritain, mais vite. Il est baisé le passé, il se rend, un instant, avec toutes ses couleurs, ses noirs, ses clairs, les gestes mêmes précis des gens, du souvenir tout surpris. C’est un saligaud, toujours saoul d’oubli le passé, un vrai sournois qu’a vomi sur toutes nos vieilles affaires, rangées déjà, empilées c’est-à-dire, dégueulasses, tout au bout râleux des jours, dans votre cercueil à vous-même, mort hypocrite. »

Et vous ne voulez pas lire Céline ?  

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Louis-Ferdinand Céline, Guerre, édition établie par Pascal Fouché, avant-propos de François Gibault, Gallimard, 2022

Louis-Ferdinand Céline – site Gallimard

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4 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. Efficace.
    Direct.
    Clair.
    Pour reprendre les mots d’un acteur connu,
    Louis Ferdinand Céline sait cerner au plus près l’âme humaine.

    Miss G

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  2. De tout temps, enfin surtout ces derniers, une partie oublie la crudité des guerres.
    Il n’y a pas que les cicatrices visibles. Les pires sont parfois les invisibles.
    Elles sont plus profondes. Plus dures. Plus âpres à combattre.
    Et à comprendre pour les autres.
    Elles ne laissent jamais de repos.

    Miss G

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  3. Matatoune dit :

    Bravo pour cette belle chronique. Oui il faut lire Guerre d’abord pour comprendre ce qu’une guerre détruit chez un homme d’une vingtaine d’années et aussi cerner l’écrivain des pamphlets antisémites sans l’excuser nullement. Et puis il y a cette langue …

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  4. J’ ai apprécié beaucoup votre billet sur ce roman de Céline. Loin de toute polémique dérisoire, loin de tout anathéme, loin de toute idéologie stérile. Bravo pour votre regard. J’ai moi même fait une petite analyse critique dans facebook à société des lecteurs de Céline. Si cela vous intéresse. J’aimerai avoir votre avis, si vous le permettez. Merci.

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