
©Guillaume de Sardes
Mounir Fatmi et Guillaume de Sardes entretiennent avec Tanger un lien quasi organique et de nécessité sensible, parce que le premier est né au Maroc, qu’il fut l’ami de Paul Bowles, et que le second ne cesse de penser à Jean Genet, qui y est mort.
Tous deux ont conçu le livre Tangier / Something is possible, publié à Londres par Sarah Kahloun (KAHL Editions), comme un hommage à cette ville mythique, refuge des desperados et des poètes, espace de rêverie et d’exil, de clandestinité et d’espoir de départ.

Dans sa série photographique intitulée Almost Nothing, Mounir Fatmi ne cherche pas la belle image, ni la glorification, mais simplement à rendre compte du chaos des rues, du fatras des existences, de la solitude existentielle et de la pauvreté.
En noir & blanc, de nature poético-documentaire, l’artiste plasticien de dimension internationale montre une ville à la fois en attente et au travail.
Les regards sont souvent directs, défiant l’observateur, comme dans un western saturé de poussières.

Tanger s’affiche en trompe-l’œil, c’est un work in progress, une bâche trouée, un mystère de femme voilée et de transactions furtives.
Bric-à-brac, meubles trop neufs, bassines empilées.
Le peuple est là, affairé et inquiet, il n’a pas lu Allen Ginsberg, Gregory Corso, ni William Burroughs, mais d’ailleurs, de l’autre côté de la Méditerranée, qui l’a fait vraiment ?
On vend dans la rue un disque de Joe Dassin l’Israélite, des théières en fer blanc, et de la bimbeloterie.

©Mounir Fatmi
Monsieur le Roi porte une peau de panthère ou un chapeau de paille, les télévisions sont des cyclopes au service du monarque éclairé.
Téléphones, burnous, sacs à main.
Pas de joliette mais une vie âpre, digne, impécunieuse.

©Guillaume de Sardes
Guillaume de Sardes quant à lui a conçu la série de vingt-et-un tirages annotés à la main Se remémorer Tanger comme le dernier volet d’un triptyque inauguré par l’essai Genet à Tanger (Hermann, 2018 – que j’ai chroniqué dans Artpress) et le court-métrage éponyme (Mood Films Productions, 2019).
Contrastant nettement avec les images de Mounir Fatmi, les photographies couleurs de l’artiste voyageur constituent à la fois un regard sur l’auteur de Un captif amoureux en ses lieux marocains, mais aussi un journal intime, le parcours de Guillaume de Sardes pouvant, ou pas, se superposer avec celui de Genet, l’ensemble brouillant la logique courte de la véracité pour les troubles féconds de la fiction, voire de l’autofiction.
Voici donc une sorte de roman-photo avec fantôme et voix d’écriture.

©Guillaume de Sardes
L’image se lit, les mots se voient, le dialogisme entraînant le spectateur-lecteur en une zone franche appelée art – ou ut pictura poesis.
Des escaliers, des murs blanchis, un ciel bleu pâle.
Une douceur, un havre de paix, une parenthèse.
Apparaît un visage de femme, yeux farouches, cheveux très noirs.

©Guillaume de Sardes
« D’elle, écrit le photographe romancier, je ne sais presque rien ; mais tiendrais-je au fond à en apprendre davantage ? Certaines rencontres s’apparentent à la lecture d’une nouvelle : parce qu’on sait d’avance qu’elles seront brèves, elles y gagnent en élégance et en intensité. A moins qu’on sente confusément, dès le début, qu’il y a en elle quelque chose d’impossible, inexplicablement mais inexorablement impossible, et que l’on s’en console ainsi. »
On entend la voix du muezzin de la Casbah.
La rue s’affaire, la rue se vide, il n’y a rien d’autre que le temps suspendu, un peu brassé, plus fort que la volonté.

©Guillaume de Sardes
Passe un chat, dont les grands-parents connurent peut-être le célèbre écrivain exilé.
Guillaume de Sardes ordonne ses diptyques selon des rapports chromatiques, des trous d’air, des absences entrées en conversation.
Le photographe se fait ombre errante, personne ne le connaît, fors le corps chaud d’une beauté sauvage s’appelant probablement Mirage.
Se remémorer Tanger s’organise autour d’une image manquante, celui d’un vagabond ami de la cause palestinienne et des mauvais garçons au sexe gorgé de désir.
Et Mounir Fatmi de conclure sans clore : « Je pense que la photographie ne fait pas que nous révéler des images, mais nous rappeler des images qui existaient déjà dans notre mémoire. »

Mounir Fatmi / Guillaume de Sardes, Tangier / Something is possible, édition Sarah Kahloun, KAHL Editions (Londres), 2022, 114 pages – 500 exemplaires

©Guillaume de Sardes