Sur la Route des Larmes, par Kourtney Roy, photographe

©Kourtney Roy

« Ce livre contient trois voix distinctes. La première présente ces faits- noms, dates, lieux, etc. – aisément disponibles sur Internet et par d’autres sources relatives aux disparitions et aux meurtres. La deuxième voix textuelle inclut divers extraits d’un journal que j’ai tenu sur la route. La troisième voix textuelle est constituée d’extraits des conversations enregistrées avec des gens du cru que j’ai rencontrés dans cette région, tous ayant été en rapport avec les femmes et les jeunes filles assassinées ou disparues sur la Route des Larmes. »

Les amateurs du travail fantasque de Kourtney Roy vont être étonnés.

©Kourtney Roy

The Other End of the Rainbow, que publie André Frère Editions en collaboration avec l’association Ce qu’il nous reste à voir, est un livre très grave ayant pour thème l’assassinat et la disparition en Colombie-Britannique (Canada) depuis 1969 de nombreuses femmes.

Des corps ont été retrouvés le long de la tristement nommée « Route des Larmes », la plupart des crimes n’ayant jamais été élucidés.

Dans 2666, Roberto Bolano a cette intuition d’un mal-vautour planant sans fin sur notre Terre, se posant là en Europe centrale, là au Mexique, là en Amérique du Nord.

©Kourtney Roy

Kourtney Roy s’est beaucoup mise en scène ces dernières années, mais en son dernier ouvrage il n’est nullement question de se grimer, plutôt de chercher à percer les apparences, à découvrir des traces, des débuts de preuves peut-être, de ces vies minuscules massacrées (François Cheval emploie cette expression après Pierre Michon) dans l’indifférence quasi générale.   

On reconnaît le style de la photographe canadienne, son art de coloriste, sa façon de cadrer des objets dans les paysages, la présence des ciels bleu nuit, la teinte générale étant cependant cette fois comme atténuée par le mystère et le deuil – une approche bien entendu sans esbroufe ou volonté d’effet -, la douceur attentionnée du regard se doublant d’un effroi omniprésent.

©Kourtney Roy

Qu’ont vu les montagnes enneigées, et les arbres étiques, et les poteaux électriques, et les voitures abandonnées, et les diners ?

Que comprendre ? Que penser ? Que photographier ?

Des fragments de macadam, des bâtisses isolées, des stations-service à peu près vides, des absences, des miroirs de rétroviseurs. 

©Kourtney Roy

Nous sommes à New Hazelton, à KItwanga, à Kitseguecla, à Witset [Moricetown], à Smithers, à Terrace, à Houston, à Burn Lakes, à Prince Rupert, à Fraser Lake, à Vanderhoof, à Prince George, c’est-à-dire nulle part, c’est-à-dire partout, c’est-à-dire dans la banalité de l’enfer ordinaire.

Sur la Highway 16, longue de 720 kilomètres, les femmes disparues sont en majorité originaires des Premières Nations, mais qui se soucient de pauvres Indiens/Indigènes ?

Il y a quelque chose de systémique dans la fréquence des crimes, comme un ethnocide lent.

©Kourtney Roy

« J’ai passé mon enfance, confie Kourtney Roy, à aller et venir entre les montagnes sauvages de l’intérieur de la Colombie-Britannique et une petite ville au nord de l’Ontario. Je viens d’une famille blanche de la classe ouvrière : chauffeurs de camion, opératrices téléphoniques, bûcherons. Jeune fille grandissant dans les années 1990, j’ai vécu la frénésie médiatique entourant le viol, les tortures et l’assassinat de trois jeunes filles – Tammy Homolka, Leslie Mahaffy et Kristen French – par les tueurs en série Paul Bernardo et Karla Homolka. Ces drames atroces ont dévoilé le côté sombre de l’humanité à l’enfant naïve que j’étais. »

Près d’un étang, non loin d’une zone grillagée où des véhicules attendent la fin du monde, Deen Lyn Braem, seize ans, fut assassinée.

©Kourtney Roy

« Son corps fut découvert dans une carrière le 10 décembre 1999, au nord-ouest de Quesnel près du parc provincial des Pinnacles. »

A-t-on fait taire des témoins ? La police est-elle impliquée ? L’enquête est-elle volontairement arrêtée ?

L’ignominie n’est jamais improbable.

Il fait un temps d’apocalypse, la fumée d’un incendie de forêt a gagné les pages.

La folie rôde, la photographe s’interroge, prend peur, continue, dans la solitude.

©Kourtney Roy

Fusils, balles, atmosphère de lynchage.

Le temps recouvre les signes, la ville dort, chacun se terre dans le silence.

Le panier de basket rouillé du parking de l’éternité forme une auréole, ou un nœud coulant.

On enlève, on poignarde, on mutile, on viole, c’est l’ordinaire, n’est-ce pas ?

Le kitsch des motels sordides métaphorise la déréliction, l’effondrement, la culture du néant.

©Kourtney Roy

Les caméras de surveillance n’ont rien vu, normal, personne n’est là pour les surveiller.

« Le truc, confie Kourtney Roy, c’est de boire seule le soir pour passer le temps, engourdir la solitude et la paranoïa. »

Madison Scott a disparu le 28 mai 2011.

Jeunes filles aux cheveux blé été, prenez garde aux flics pourris et aux monstres aux dents noires tapis dans la forêt.

The Other End of the Rainbow est un livre douloureux et nécessaire, impossible et courageux.

©Kourtney Roy

« J’ai dormi dans ma voiture garée sur un parc de mobile homes, fréquenté par les ours et les dealers de drogue. »

Attendre dans l’inconnu, avancer, soupçonner, passer par le feu.

Il y a des cadavres dans les marais.

Les salauds sont de sortie, à quelle heure la prochaine chasse humaine ?

Doug le camionneur a perdu sa fille Loren Donn Leslie alors qu’elle avait quinze ans.

La chair fraîche sent le sang du crime crapuleux.

©Kourtney Roy

Doug : « La réalité n’est pas écrite dans un livre par un bureaucrate. »

Kourtney Roy : « Mon père m’appelle pour me demander ce que je compte tirer de ce projet, en dehors de satisfaire mon voyeurisme morbide. Les mots de mon père me brûlent jusqu’à l’os. »

Non pas de voyeurisme, mais une obsession, un devoir, une dignité à rétablir pour toutes les femmes tuées.

Qui pourrait se douter que dans le bleu turquoise des baraquements posés dans la neige des familles ont tant souffert, souffrent, souffriront encore longtemps ?

L’immensité des paysages est superbe, qui engloutit les vies, les visages, les mémoires, les os.

©Kourtney Roy

Le Grand Nord superbe pue la mort.

Avec The Other End of the Rainbow, Kourtney Roy a construit, aux lisières du désespoir, un mémorial rageur pour des sœurs assassinées dont elle rappelle, par le vide et les lumières froides de ses images, la présence malgré tout.

Kourtney Roy, The Other End of the Rainbow, textes de François Cheval, Gladys Radek et Kourtney Roy, graphisme Le Petit Didier assisté de Nicolas Pleutret, André Frère Editions / Association Ce qu’il nous reste à voir, 2022, 422 pages

http://www.kourtneyroy.com/

https://www.andrefrereditions.com/panier/?add-to-cart=11237&quantity=1

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Barbara Polla dit :

    Magnifique article qui fait honneur à un travail nécessaire et particulièrement courageux et sensible. L’effroi est plus que perceptible… Féliciations à Kourtney Roy et merci à Fabien Ribery

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