
©Viktor Hübner
« Peut-être les Américains ont-ils vraiment une vie intérieure. » (Lyle Rexer)
Que connaît-on finalement des Etats-Unis, si ce n’est l’ensemble de nos projections que nous prenons pour des réalités intangibles ?
Bien sûr, ce pays est avalé par ses propres représentations, il est pure image – telle est sa force –, mais il y a des trous dans la toile, dans l’écran, dans le cinéma permanent que nous nous en faisons.
En stop, de 2017 à 2019, ayant parcouru environ 25 OOO kms et arpenté 41 Etats, le Berlinois Viktor Hübner – vous l’avez vu à Paris Photo, il mesure au moins 2m50, lui seul pouvait respirer – a décidé, en pleine époque Trump, de découvrir un royaume neuf, ou à peu près.

©Viktor Hübner
Le protocole était strict : pas de location de voiture, pas d’hôtel, pas de transport public et pas de relation sexuelle avec les habitants – ce que je trouve éminemment dommage, mais Monsieur doit être calviniste de stricte obédience.
Non point, voilà encore un effet de nos crasses préjugés tenaces, Viktor Hübner, à bien regarder son travail, possède un regard d’une incroyable fantaisie, une sorte de capacité à accueillir le divers sans jugement, avec la puissance d’un rire intérieur irradiant.
Depuis sa stratosphère, l’artiste berlinois, qui a assurément médité (liste non exhaustive) les œuvres de Robert Frank, Stephen Shore, Mitch Epstein et Thomas Struth, est allé à la rencontre des Américains muni simplement de son appareil photographique, d’un enregistreur sonore et d’un peu d’argent pour la poire.
The Americans I Met est composé de portraits, et de témoignages directs apportés par les personnes qu’il a pu croiser, souvent par la grâce du hasard.

Viktor Hübner a découvert un pays fracturé, méfiant, barricadé assez souvent dans une foi d’exclusion et les logiques communautaires, mais aussi un territoire plus vaste que nos clichés, une générosité non feinte, et une véritable hospitalité ne devant cependant pas masquer un profond sentiment de malaise concernant les propos et comportements racialistes.
Le voici errant dans des stations-service, sur des sites historiques, dans des bars, des églises, des supermarchés, partout en somme.
« J’ai passé, précise-t-il, des nuits dans soixante-quatorze résidences privées différentes, six nuits dans des chambres d’hôtel payées par des inconnus que j’ai rencontrés, et dix-huit nuits dehors dans ma tente ou dans un abri de fortune. J’ai traité tout le monde avec une curiosité et une ouverture désarmantes, qu’il s’agisse de gardiens de prison ou de vagabonds, de chefs religieux ou de trafiquants de drogue, de cow-boys ou de chirurgiens esthétiques. »
Viktor Hübner a accompli ce que bon nombre d’entre nous rêvons d’effectuer : une traversée des préjugés nous empêchant d’accueillir l’autre tel qu’il est.

Qu’a pu faire le photographe pour qu’Allison (nous sommes à Savannah, en Géorgie, au pays de Flannery O’Connor) accepte ainsi de prendre une pose de lap-danseuse horizontale ?
Un canapé, une canette de bière, un petit chien, un papier peint fleuri. Est-ce cela les Etats-Unis ? Oui, et toute la petite-bourgeoisie mondiale.
Dans le village de Mesita (« in the Laguna Pueblo »), on pourrait être aux Goudes, à l’entrée des calanques de Marseille.
Un client de station-service : « Désolé, je vais dans la direction opposée. Il faut que je me tire d’ici. J’ai peur. Je suis la seule personne noire ici. »

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Brian, réparateur à Georgetown, en Caroline du Sud : « Les gens de la ville n’ont aucune idée de ce qui se passe ici dans les marais. Il y a l’alcool de contrebande. Le vaudou. Le culte des serpents dans les églises. Les gitans qui vivent dans les îles sur la rivière. Je peux les voir sous la pleine lune depuis mon porche danser au bord de l’eau. Ils vivent dans un isolement total. Je pense qu’ils parlent même leur propre langue. On les appelle simplement les gitans. »
Tiens, voici des Mennonites. Ailleurs, une femme porte sur la main une croix gammée, et un homme à peu près nu sous un drap imitant sans le savoir une statue de Michel-Ange.
Un chien boit dans la cuvette des toilettes.
Un prêcheur discourt dans une église pleine de paires de chaussures multicolores.

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Un diacre : « Nous tentons de maintenir le diable à l’écart, mais parfois il revient à travers moi. »
Armes à feu, télévision, tatouages, alcool, chapeaux de cow-boy
Billards, appareils de musculation, drapeau US.
Il flotte chez Viktor Hübner une douce atmosphère d’absurde et de cocasserie, mais aussi de solitude et de violence.

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Merveilleuse nature.
Fiston, dis bonjour à Nathan poliment s’il te plaît.
Lui : « Ne fais pas le fou. Ma voiture est pleine d’armes. J’ai un pistolet dans ma poche, une autre dans la boîte à gants, un AK-47 et un fusil à pompe sur la banquette arrière. »
Rien de plus normal, n’est-ce pas ? Il faut bien se défendre avec tous ces dingues qui traînent en ville.

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Jardin propret, tronçonneuse, treillis militaire.
Dans les témoignages relevés par Viktor Hübner, la psychose sécuritaire est omniprésente.
On s’embrasse dans un parc, on fait la fête à l’arrière du pick-up.
La jolie Septembre est embarrassée : « Il ne vaudrait mieux pas que je dise à ma famille, et surtout à mon mari, que j’ai pris un auto-stoppeur. Avant, il voyageait librement dans le monde entier, mais il a beaucoup changé. Il est devenu très protecteur… Il va bientôt m’appeler et je veux que tu ne fasses aucun bruit. »
Bagarres, jeux amoureux, cimetière.
Au-delà de sa tendre ironie, The American I Met est un livre politique, sur l’ère Trump, la peur, le mal.

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Un pays en perdition en somme.
On serait bien inspiré maintenant de reprendre le livre de Stéphane Duroy Unknown, et de repenser le rêve américain au regard des tombes d’anonymes peuplant les cimetières qui en révèlent l’envers terrifiant de nature meurtrière.
Mais, pardon, j’agite un stéréotype.

Viktor Hübner, The Americans I Met, textes Lyle Rexer et Viktor Hübner, direction et suivi éditorial André Frère, conception et design Michael Schmitz, André Frère Editions, 2022, 250 pages

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https://www.andrefrereditions.com/books/nouveautes/the-americans-i-met/

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