
Il m’importe de suivre au plus près la geste historico-critique de Michel Poivert à travers ses livres, textes et expositions comme curateur.
Parce que sa science ne fait nul doute, parce que son œil est malicieux, parce qu’il aime prendre des risques.
Après la publication du savoureux et explicite Contre-Culture dans la photographie contemporaine (Les Editions Textuel, 2022), dont je prends le temps de la dégustation (lire notre entretien publié le 3 novembre 2022), paraît chez Hazan, en collaboration avec l’historienne de l’art Anna Grumbach, Métamoprhose, La Photographie en France 1968-1989, ouvrage qui accompagne l’exposition éponyme au Pavillon Populaire de Montpellier.
Pour la première fois peut-être sont exposés en duo ou trio des photographes qu’on n’avait pas songé jusqu’alors à apparier, par exemple les deux géants de la photographie française ayant fait de la subjectivité une manière d’universel, Raymond Depardon, Françoise Huguier et Bernard Plossu.
Michel Poivert ne prétend pas avoir raison sur tout, on peut le contredire, il adore le débat.

Florence Chevallier- Groupe Noir Limite, Corps à corps, 1987
Il souffle dans les années 1970 et 1980 un esprit de liberté, les photographes, alors que s’ouvrent des galeries qui participeront à l’entrée de la photographie française dans le marché de l’art, s’affranchissent du regard dit humaniste, explorent des territoires nouveaux, l’intime, la couleur, la dimension plastique du médium, alors que les formats divers se multiplient.
La photographie américaine, mieux connue, devient une référence, on ne copie pas mais on prolonge, on réélabore, on déplace.
La photographie contemporaine française gagne les collections des musées, de nobles institutions s’y intéressent.
C’est en termes de métamorphoses que Michel Poivert et Anna Grumbach pensent le renouveau de la photographie française, explorant un corpus d’œuvres de plus de soixante-dix artistes hexagonaux.
Il y a dans la scène française de ces années-là où l’on voit naître l’agence Viva (des sujets au long cours, une subjectivité assumée) une vitalité, un goût du risque et du décadrage, un bouillonnement de la jeunesse plaçant quelquefois le corps et le désir au centre de ses préoccupations.

Alix Cléo Roubaud, Sans titre, série « Si quelque chose noir », 1980-1982
Le reportage change, en témoignent les photographies prises au cœur de l’insurrection de Mai 68 par Gilles Caron et Claude Raimond-Dityvon (une guérilla urbaine), Janine Niépce étant davantage ans la tradition des luttes sociales documentées par Willy Ronis.
Philippe Chancel, Yan Morvan et Alain Dister, dans un esprit rock, regardent les enfants frondeurs de la société de surconsommation, et les mauvais garçons – l’underground français très noir.
Stéphane Duroy travaille, quelquefois en solitaire, la question de la destruction industrielle de l’homme par l’homme (Première et Deuxième guerres mondiales), montrant l’Europe comme un espace hanté par le mal (voir son livre magistral L’Europe du silence, Filigrane Editions, 2000), alors que Sophie Ristelhueber situe son œuvre dans l’esthétique des ruines.
Le corps se libère des carcans (moraux/religieux), on l’explore, on le risque, on le joue (Claude Nori, Gladys, Guy Bourdin), on l’expose parfois crûment, on en révèle la dimension à la fois sexuelle-amoureuse (Yves Trémorin, Florence Chevallier, Jean-Claude Bélégou du groupe Noir Limite) et d’identité mouvante (Bettina Rheims, Michel Journiac), tout en l’inscrivant parfois dans l’histoire de l’art classique (Frank Horvat, Patrick Faigenbaum, Pierre et Gilles).

Chez Alix Cléo Roubaud, Hervé Guibert et Suzanne Lafont point une dimension de solitude qui touche au suprême.
Les choses ou objets standardisés prennent de plus en plus d’importance dans nos quotidiens saturés par le kitsch (François Hers, Florence Paradeis) ou la simple beauté de l’éphémère (Bernard Descamps, Claude Batho, Denis Brihat), dans une conscience des couleurs vivres tentant d’effacer les derniers traits de noirceur hérités des temps de guerre (Claude Batho).
Mais, après la guerre du Kippour (1973), la crise s’installe, le chômage et la pauvreté s’installent, les photographes s’installent, quelquefois dans une approche immersive, dans les familles (Guy Le Querrec, Luc Choquer, Marie-Paule Nègre, Sabine Weiss, Hervé Gloaguen), en banlieue (Patrick Zachmann), dans les lieux de relégation (Martine Barrat), s’intéressant à la condition ouvrière (Janine Niépce, Gilles Favier).
Quelque chose d’essentiel se passe dans la représentation du paysage.

Pierre de Fenoÿl : Tarn, série « Campagne du Sud-Ouesté (mission DATAR), 1986
« Le paysage est un genre classique, analysent Michel Poivert et Anna Grumbach, c’est pourtant là que va se jouer, face à la métamorphose des campagnes et des villes, une recherche formelle et conceptuelle qui sera le lieu du basculement de la photographie dans l’art contemporain. »
Les photographes sélectionnés pour la fameuse mission DATAR ont ainsi accompli un travail fondateur (Alain Ceccaroli, Bernard Birsinger, Pierre de Fenoÿl, Marc Deneyer par exemple), Thierry Girard et Michel Séméniako portant leur regard sur le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, alors qu’Arnaud Claass, Jean-Luc Tartarin, Jean-Marc Bustamante, Eric Poitevin, Jacqueline Salmon et Thibaut Cuisset explorent le paysage dans sa dimension intime, comme un reflet de l’âme.
Enfin, la photographie s’interroge sur sa spécificité par rapport aux autres médiums, mettant en abyme ses dispositifs (Georges Rousse, Patrick Bailly-Mâitre-Grand) et ses procédés (Bernard Faucon et Dolorès Marat avec les tirages Fresson).

Associer un Dos de cuillère d’Alain Fleischer (1984) où se reflète le corps nu d’une femme vue de dos, et le dos de Françoise photographiée par son aimé Denis Roche la tenant enlacée devant un miroir tout en regardant le résultat de sa vision dans le cadre du Rolleiflex (19 juillet 1978, Taxaco, Mexique, Hôtel Victoria, chambre 80, 1978) est une évidente et merveilleuse idée.
Au-delà de sa pertinente classification, Métamorphose rebat quelque peu les cartes en recréant des familles orphelines – mais qui le savaient pas.

Michel Poivert & Anna Grumbach, Métamorphose, La Photographie en France 1968-1989, Hazan, 2022, 144 pages
https://www.editions-hazan.fr/livre/metamorphose-la-photographie-en-france-1968-1989-9782754112932

Bernard Plossu, Françoise et Joaquim
Exposition éponyme au Pavillon Populaire de Montpellier, du 29 octobre 2022 au 15 janvier 2023
On trouvera dans le numéro d’automne 2022 (n°10) de la très bonne revue Like – des articles-dossiers sur Boris Mikhailov, Orianne Ciantar, Delphine Blast, Kourtney Roy, Merry Alpern, Céline Croze, Laurent Reyes, Claude Nori, Fabienne Pavia… – un entretien avec Michel Poivert essentiellement centré sur son ouvrage Contre-Culture dans la photographie contemporaine.
On peut y lire notamment ceci, qui est très éclairant : « Pourquoi tant de photographes dans le monde, de générations parfois différentes, avec des cultures et des discours différents, convergent-ils dans un besoin de passer par « le photographique » c’est-à-dire l’imaginaire comme les technologies propres à la photographie, alors même que celle-ci s’est transformée avec le numérique en une grande industrie des images ? Pourquoi affirmer la matérialité des supports face aux écrans, pourquoi activer un répertoire de procédés pré-numériques, alors qu’ils sont jugés obsolètes ? Pourquoi rechercher l’unicité alors que la photographie est une technique du multiple ? Pourquoi questionner les fondements de la photosensibilité ou de l’optique ? Au fond, le dénominateur commun de cette quête d’une pratique qui affirme en permanence la matérialité de la photographie, qui fait de son caractère tangible un moyen d’expression et le véhicule des idées, m’est apparu comme une sorte de culture en soi, une culture où le moyen historique de produire des images techniques – la photographie – venait de façon paradoxale répondre à une société qui ne fonctionnait plus que sur la communication des images : une sorte de contre-culture donc. »
Et : « En ce qui concerne les contenus et les intentions de tous ces artistes si différents, j’observe à quel point les enjeux de l’environnement, des luttes pour les minorités, les questions de genre sont présents et motivent le recours à la matérialité. Dès lors, toutes ces pratiques prennent le caractère manifeste d’une forme d’engagement pour changer ce que l’on entend par « image »… »

Revue Like, n°10, automne 2022, 132 pages
https://www.touslesjourscurieux.fr/

Lire aussi (article paru le 10 novembre 2022) : 70’ La Nouvelle Photographie Française, sous la direction de Carole Naggar, Claude Nori, Hervé Le Goff, Coline Olsina, conception graphique et réalisation Dominique Mérigard-Intensité, Contrejour, 2022, 224 pages
https://www.editions-contrejour.com/

article super enrichissant.et merci pour les infos sur les livres attenant au dossier.
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