
Dans les champs, 1959, Pierre Tal-Coat
« Pour mieux voir en vous / Prenez les mots / Comme lunettes. »
Retrouver les mots de Guillevic, c’est renouer avec la tonalité d’une poétique à la française héritière de Pierre Reverdy, concrète et malicieuse, inventive et simple, nue et enchanteresse comme un fier mégalithe planté de guingois dans la lande bretonne.
Proses, que publie cet hiver Gallimard, conjointant au recueil Sonnets, est le sixième livre posthume de l’écrivain né à Carnac (Morbihan), comprenant trois ouvrages épuisés depuis longtemps, Proses (dix textes courts écrits entre 1935 et 1940, complétés d’un bref récit du 21 février 1943), Avec Jean Follain (l’ami et le maître), et Exercices de conversation.
Tout commence par la nuit, génésique ou épouvantable.
Voici les premiers mots, superbes, de la première prose de l’ouvrage, presque gionesque, écrite le 9 août 1935 : « – Libérez la matière – Je dis libérez la matière, la matière-lourde, compacte, souffrante, libérez – libérez les pierres, les rochers surtout, libérez l’humus entassé, les métaux (qu’ils sonnent comme des cloches d’eau), libérez les couleurs, l’enseigne du droguiste, l’eau du fleuve – / Oui la nuit, c’est à la nuit qu’on le demande – / Elle ne répond pas. Elle est étendue par là-bas à chauffer son ventre sur les prés brûlés par le soleil. Elle n’a pas le temps, elle s’occupe, on l’occupe ; elle est à l’amour, ses cuisses sont toutes mouillées, vous entendez, elle geint, elle dit : « Oui, arbre, oui, montagne, oui, vert, oui, brun, oui, fleuve, oui, pylônes, en moi, oui, heureuse, amour, ah – ah – bien – bien. »
Quel envoi, non ?
Ça continue, c’est pour moi le meilleur de ce beau livre inattendu : « Dormez, accouplez-vous, pénétrez-vous, humectez-vous. Pendant ce temps, le ventre de la nuit travaillera pour vous ardemment – son humidité sanctifiera vos pauvres gestes incomplets à l’ombre de sa volupté, vous entendrez peu à peu naître le mouvement qui fera éclater la prison. / Dormez, la nuit travaille, la nuit geint, la nuit aime. Que vous importe que ce ne soit pas vous, si elle élabore votre destin – la nuit depuis des milliards d’années qui se donne au jour, la nuit qui finira bien par libérer la matière. »
Il y a ici du conte (textes Le roi et Le bouffon du roi), une volonté de raconter, et de l’anarchisme chez ce catholique devenu communiste : « Je ne veux pas la faire, la guerre. Je ne me sens solidaire de personne, puisque je n’ai jamais cru à personne. D’ailleurs, c’est leur affaire, celle de quelques-uns – et les idiots suivent. »
Une pierre brûle, et dit, fin décembre 1939 : « Je crois qu’il y avait une jeune fille dans une chambre haute et glacée devant la plaine – une plaine qui, elle aussi, avait beaucoup à dire -, qu’il y avait un oiseau sur l’arbre devant la fenêtre et que cet oiseau savait. Et certainement qu’il pèsera très lourd dans les comptes, que c’est lui qui approuvera de la tête quand il s’agira pour chacun de soulever sa couche de terre, lui qui décidera quand sera venu pour chacun le temps du repos. Il sait, et moi, je voulais m’approcher davantage de lui, je voulais entrer dans la chambre, oser prendre la main de la jeune fille – mais tout se passe maintenant ailleurs. »
Et ceci, qui me fait penser à un ami prêtre de Plouguerneau (Finistère) qui bénit les bateaux : « Il y a l’homme qui bénit les paysages. / Et que l’on ne croie pas que c’est parce qu’il n’a pas autre chose à bénir. Qui sait ? Je croirais plutôt que l’homme qui n’a rien à bénir, ce ne sont pas la choses qui lui manquent, que c’est en lui que manque la bénédiction. Je crois donc impossible qu’un homme bénisse les paysages faute de mieux. »
Venons-en maintenant à Jean Follain, plutôt très oublié.
Qui était cet écrivain, « grand éveilleur d’attention » soignant sa vêture, « aristocrate du cœur et de l’esprit » gardant un esprit d’enfance ? « Ce poète ne se gargarisait pas de mots. Chaque mot devait porter son poids de réalité que le poète prenait en charge en tant qu’artisan du verbe, officiant du mot en quête de réel. »
Les souvenirs affluent, et les traits révélateurs : « Il y avait un point sur lequel Follain était intraitable : la supériorité du beurre normand sur le beurre breton. Le beurre normand étant plus savoureusement onctueux et salé. Il est vrai que les vaches normandes broutent une herbe plus riche que les vaches bretonnes, mais ce sel dans le beurre breton c’est tellement, pour moi, la réalité de l’air salé par le crachin de l’océan et le signe de la pauvreté bretonne de mon enfance que je n’ai pas cédé et que je ne me suis jamais rangé à l’opinion de Follain. »
Lisons-le, poème Signes pour voyageurs, limpide, étrange et beau: « Voyageurs des grands espaces / lorsque vous verrez une fille / tordant dans ses mains de splendeur / une chevelure immense et noire / et que par surcroît / vous verrez / près d’une boulangerie sombre / un cheval couché dans la mort / à ces signes vous reconnaîtrez / que vous êtes parmi les hommes. »
« Depuis 1971, écrit Guillevic, chaque fois que je publie un nouveau livre, mon cœur se serre à la pensée que Jean ne le lira pas. »
Composés pour la plupart durant la Guerre froide, les cent quarante-cinq sonnets republiés aujourd’hui – édition experte de Bertrand Degott – témoignent des préoccupations politiques, et même idéologiques, du poète plaçant une part essentielle de son lyrisme au service de la révolution prolétarienne, la révélation des crimes de Staline le laissant abasourdi, et bientôt plein de honte.
Sonnet A certains poètes (28 mars 1955) : « Je sais. Chaque fois le poète attaque un mur. / Je sais que le poète est l’homme qui se livre / Au combat contre un mur qui l’empêche de vivre / Et que le plus souvent son honneur le plus sûr // Est de penser qu’il va conquérir du futur / Dont le mur le sépare et dont le goût l’enivre. / Je sais que le poète espère que son livre / Fera le jour plus clair et lui-même plus pur. // Encore est-il des murs d’importance inégale, / Des murs qui sont des murs et qui sont le scandale / Pour le peuple qui veut les abattre et passer // Et d’autres qui ne sont que reliquats de rêves, / De rêves dans lesquels vous ont embarrassés / Ceux qui ne voient en vous que des briseurs de grèves. »
A vous de partir à la recherche d’autres pépites.

Guillevic, Proses ou Boire dans le secret des grottes, suivi de Avec Jean Follain et de Exercice de conversation, édition établie et présentée par Lucie Albertini-Guillevic, Gallimard, 2023, 112 pages

Guillevic, Sonnets, édition établie et présentée par Bertrand Degott, postace de Lucie Albertini-Guillevic, Gallimard, 2023, 202 pages
https://www.gallimard.fr/Litterature-francaise

https://www.leslibraires.fr/livre/21563154-sonnets-guillevic-gallimard?affiliate=intervalle
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