
Mireille Havet
« Nous sommes bien trop lents, et je sens monter en moi une sorte de sensualité brutale et immédiate, qui me fait désirer l’épuisement rapide de mes convoitises, et ceci sans parole et sans rémission. »
Mireille Havet, que je découvre par le volume Le monde entier vous tire par le milieu du ventre (journal des années 1918 et 1919), est merveilleuse.
Il est difficile de ne pas recopier des pages entières, tant tout est superbe.
Mercredi 30 octobre 1918 : « Je fume avec douceur dans la nuit profonde et pleine d’étoiles. Sur le jardin, il y a des étoiles, une quantité d’étoiles enfoncées dans la nuit, suspendues sur nous et nos arbres, et nos angoisses d’âme, et nos grippes. La grande ville noire où je promène chaque avant-dîner ma tristesse capricieuse qui se distrait aux devantures, devant le ridicule des bustes de coiffeur, des cravates nouées au vide des chemisiers, et des chapeaux inouïs qui trouveront leurs têtes et leurs acheteuses dans la cohue des femmes. Tout ceci est empreint d’une sorte d’anachronisme. C’est l’avant-guerre qui tombe en poudre, c’est la désuétude de la Paix, c’est la fin, mais vers quoi donc ! Vers quelles luttes, quels vêtements, quels regards, et quels poèmes marchons-nous si fixement d’un pas ordonné et forcené qui ne recule jamais, qui écrase tout ! Nous sommes des tanks, nous sommes des masses… rien d’autre ! Vers quoi dans la nuit de novembre vais-je donc moi-même avec ce ricanement qui découvre et châtie la pauvreté, la vanité des étalages, le luxe décoloré de cette époque où, seule, une veste de cuir feutrée de fourrure semble utile pour les luttes de l’avenir, pour l’austère orage qui se lève de la Paix prochaine. Nous sommes des pionniers. »
Publiée par les éditions Claire Paulhan – gage de qualité -, ce livre, où la vérité des sentiments est portée par une phrase et une pensée toujours vives, en mouvement, nourries de poésie et de la meilleure littérature, éblouit.
Elevée dans un milieu artistique – père peintre, impécunieux -, ayant échappé au formatage scolaire (mieux vaut réfléchir, comme ses parents, avec Charles Fourrier que de tomber dans la fourrière scolaire lorsque l’on a la tête et le corps en liberté), Mireille Havet, née en 1898, fut une enfant prodige, écrivant dès son plus jeune âge, et développant une personnalité hors du commun.
Guillaume Apollinaire publie cette jeune fille de quinze ans aimant les femmes – sa mort la terrasse -, et bientôt, beaucoup trop, la drogue, notamment, comme Colette et Cocteau qui l’apprécient beaucoup, l’opium, alors que plane sur elle le spectre de la souffrance mentale – son père sera plusieurs fois interné.
Elle écrit le 26 septembre 1922 : « Nos maîtres sont morts et nous sommes seuls, Il faut compter que l’incohérence de notre époque vient de ce vide accidentel des talents, des intelligences supprimées par la mort [de la Première Guerre mondiale]. Notre génération n’est pus une génération, mais ce qui reste, le rebut et le coupon d’une génération qui promettait, hélas, plus qu’aucune autre. Tout au monde est désaxé, tout. Rien n’échappe à cette loi de la folie, à ce malaise qui précède une aube que nous ne verrons point. […] Et nous, enfants gâtés nés pour le plaisir du soir, la douceur des lampes, le crépuscule qui fond les contours, nous voici en pleine apocalypse. Nous n’aimons pas fonder, construire, résoudre. Nous aimons tout ce qui finit et tout ce qui meurt. Voilà pourquoi, sans doute, tous nos amis sont morts. Notre faute est d’y survivre. »
Raymond Radiguet, autre astre flamboyant, est mort à la guerre, son ami Jacques Rigaut se suicide en 1929, les cadavres s’accumulent autour d’elle .
Refusant toute tiédeur, Mireille Havet – qui meurt de tuberculose en Suisse, à Montana en 1932 -, noue des liaisons tumultueuses.
Son désir est ardent.
Les femmes l’aimantent, elle tombe amoureuse chaque jour, s’enflamme, s’énerve : « Cette petite Nicoll est la plus grossière des femmes jolies que j’ai connues, puisqu’elle ne se donne même pas la peine d’accuser réception d’un envoi d’œillets que je lui fis hier pour ses vingt ans. » (5 novembre 1918) / « Ah ! Dieu, si je la voyais deux fois de suite, je serais bien sûre d’être éperdument amoureuse, d’autant plus que le mari a l’air d’une gourde, et qu’elle a ce que j’aime le plus, des yeux bleu de roi dans une figure fine et claire, et des cheveux noirs. »
Mireille Havet marche beaucoup, regarde beaucoup, sent beaucoup, pense beaucoup, la ville est son espace.
L’Armistice arrive.
« L’apothéose arrive trop tard ! Les cœurs se sont endurcis dans le mal de l’attente, et nous avons maintenant la routine du malheur, l’abrutissement du sacrifice, et la joie qui nous délie me semble criarde et surfaite. Rien désormais n’empêchera le déluge, et ce n’est point un recommencement qu’apporte cette Paix, mais un autre chapitre, et je redoute obscurément d’autres peines et d’autres désordres. Cependant mon cœur et considérablement allégé. On ne tue plus ! C’est à peine croyable. »
Sentiment de solitude, de folie, d’ahurissement.
Lassitude, ennui, dégoût.
« Je suis à l’âge de l’amertume – vingt ans -. »
Refus de la bourgeoisie, des comportements convenus, dandysme.
Tortures des élans inassouvis.
Rêves de départs.
Janvier 1919 : « Je n’aime personne que la route, la route d’hier, sous la neige craquante dans la nuit bleue, pailletée avec des flocons, rien que des flocons sur le paysage. Non… l’auto filait, échappement libre. Le monde entier vous tire par le milieu du ventre. On avance comme des damnés, le moteur souffle et bouffe de la neige… et Paris disparaît, et le Bois s’ouvre, après la porte dorée qui le clôt comme un parc, et ce parc, c’est rien, c’est la France, le monde qui s’ouvre avec ses aventures, ses données kilométriques ! Mon Dieu, quelle folie que cette constante algèbre des matières, des corps, des douanes, des inventions ! »
Envie de vitesse.
Pensées morbides.
Mondanités et manque d’argent.
« Une limousine à sa disposition et pas un sou en poche, voilà bien l’ironie du monde. Je joue avec des façades, avec des cuirassés, des invitations à déjeuner, le thé chez la Princesse Murat. Ma légèreté me sauve, je survole, avec des pieds de plume et une âme de plomb… »
Se risquer, brûler, faire fondre la neige.
Portrait de Blaise Cendrars : « Les poèmes de Cendrars sont beaux, énormes de vie, de souffrance, d’ironie douloureuse. C’est un poète ! Avec son bras coupé, sa manche flasque, sa tête rasée et son élocution difficile, il a l’air d’un pauvre d’église, celui qui ouvre les portières. La mariée l’écrase d’un œil où fleurit l’oranger ! »
Les descriptions de l’émoi du désir sont bouleversantes.
« J’ai été chez Laure [de Traz], hier soir, et nous avons joué à l’amour dans la chambre rouge, sur le lit. Je ne savais vraiment pas si j’avais envie ou non. Nous nous sommes embrassées très gentiment et puis, par une magie du sort, je me suis trouvée étendue sous elle, avec sa joue chaude, veloutée et douce sur la mienne, instinctivement j’ai cherché le baiser. Il fut profond, doux et véritablement délicieux. Absorbée dans son perfectionnement, j’oubliais tout, hors les lèvres de la bouche amie qui me donnaient cette joie. Elle voulut me faire une plus douce caresse, mais soudainement pudique, je refusai, appuyant mon genou dans ses jambes chaudes, et la projetant dans le domaine soudain des voluptés. Je me sentais fière et entreprenante, avec une véritable joie de petit mâle dirigeant le jeu de cette femme, penchée, appuyée sur moi, et dont la bouche me distrayait enfin ou me vengeait un peu de mon amie en fuite. » / « Car sa main tout à l’heure, très timide bien qu’habile, m’a prise et caressée. J’en ai vibré par deux fois, et elle a soupiré croyant me décevoir. Elle ne sait pas encore combien ma volupté est proche de l’angoisse, combien mon corps craint et aime l’amour, sans cella elle m’aurait prise et possédée pour de longues heures, et j’aurais sangloté entre ses bras fermés. » / « Je suis suspendue sur l’abîme de mes sens, dans un tel état de clairvoyance physique et d’énervement moral, que j’ai envie de gémir, et tu le sais bien, toi, la plus douce, qui me tiens prise tout entière, toi dont le sein délicat s’est glissé dans ma bouche et que j’ai baisé longtemps… » / « Son étreinte chaude se resserre… Mon désir est si violent que j’en défaille. Ah ! quelle horreur que les vêtements, les vêtements, l’heure, les familles, les domestiques ! » / « Je me détends enfin, je me délivre de ma chasteté, je sens vivre mes muscles, et se balancer dans mon sang l’électrique vigueur de la jouissance. »
Ecrites si bien, ces étapes de l’initiation amoureuse ont une dimension d’éternité.
Aimer une femme, mais se divertir avec une autre.
Lois impérieuses du corps.
Le destin et l’écriture de Mireille Havet sont exceptionnels, il faut la lire absolument, on ne se désintoxique pas de l’amour, surtout pas.

Mireille Havet, Journal 1918-1919, « Le monde entier vous tire par le milieu du ventre. », nouvelle édition revue, augmentée et corrigée / première édition établie par Pierre Plateau, présentée et annotée par Dominique Tiry, avec l’aide de Pierre Plateau, Roland Aeschimann et Claire Paulhan, Editions Claire Paulhan, 2011, 304 pages
https://www.clairepaulhan.com/catalogue/p/journal-1918-1919-mireille-havet

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