
©Denis Roche / Les Douches La Galerie
« Quand je prends une photo, je n’oublie jamais que c’est un écrivain qui la prend ; quand j’écris, je ne pense jamais que c’est un photographe qui écrit. » (entretien de Denis Roche avec Gilles Mora paru en 1989 dans Les Cahiers de la photographie)
A l’occasion des dix ans du décès de l’écrivain-photographe Denis Roche et d’une exposition ayant lieu à la galerie Les Douches (Françoise Morin), les éditions du Seuil publient, dans la collection qu’il a fondée, Fiction & Cie, dirigée depuis de nombreuses années maintenant par Bernard Comment, un livre-hommage, Denis Roche dans les plis du temps.
Il ne s’agit surtout pas d’un mausolée, mais d’un livre vivant, amical, net et transversal.

©Denis Roche / Les Douches La Galerie
Un portrait de l’auteur de Photolalie (Argraphie, 1988) en une cinquantaine de photographies et trente points de vue.
Un vertige dans la montée des circonstances de l’absence.
Qu’il ait publié des récits étranges et beaux de textualité telquellienne, de la poésie, jusqu’à son inadmissibilité, pratiqué l’art photographique, ou édité des ouvrages toujours singuliers, Denis Roche n’a cessé d’écrire.
Tout chez lui est texte – multiplié, dérivé, déployé -, mise en abyme, jeu d’échos, travail de la mort, danse des spectres.

©Denis Roche / Les Douches La Galerie
« Il a, chez Denis Roche, analyse Bernard Comment, deux postulations contraires et pourtant intimement liées, dans son œuvre et dans sa vie : le surgissement du nouveau (kairos ? épiphanie ?) et la répétition. La fulgurance et le rituel. »
L’utilisation du retardateur à déclenchement permet l’intervention du hasard, et de souligner la nature fantomatique de toute présence humaine.
On photographie du présent, on essaie d’être vivant entre les griffes du temps.
C’est Françoise Peyrot, l’épouse aimée, tant de fois photographiée, notamment dans des chambres d’hôtel, posant assise, à peu près tous les dix ans, sur le muret du cimetière du village de Pont-de-Montvert, au sud du mont Lozère.

©Denis Roche / Les Douches La Galerie
« Rares sont ceux, écrit Clément Chéroux, qui peuvent se prévaloir d’avoir inventé une nouvelle manière de se photographier à deux. (…) Denis Roche et Françoise Peyrot ont élaboré une autre façon de faire. Il pose le boîtier au sol et actionne le déclencheur à retardement. Il entre dans l’image tandis qu’elle se dirige vers lui. Arrivé en bout de champ, il fait demi-tour. Elle aussi. Ils ont beau compter dans leur tête, ils ne savent pas exactement à quel moment l’appareil va déclencher. Ils s’en remettent au hasard, font confiance à ce qui peut advenir, cette « montée des circonstances », comme il aimait l’appeler. »
Denis Roche prend une cigarette, la fumée est une protection, voile d’Isis redoublé.
Apparaît dans son corpus à plusieurs reprises la pyramide de Gizeh, c’est le tombeau d’un roi moderne, déchu, errant, conscient des nécessités du semblant – sinon la psychose -, l’appareil photographique étant un scribe, et le trépied un sceptre pharaonique.
Le trépied conduit également l’érotique du regard de l’Energumène, c’est un troisième partenaire, ou un coryphée muet.

©Denis Roche / Les Douches La Galerie
Denis Roche est un homme de lieux : Carnac, Ardèche, Corse, Bretagnes (à la recherche des mégalithes), Italie, Inde ; d’amitiés : Jean Cayrol, Paule Thévenin, François Lagarde, Jacqueline Risset, Philippe Sollers, Karine Miermont, Martine et Bernard Dufour, Catherine Millet, Alain Borer, le seul à se permettre de l’embrasser, ou à y être autorisé ; et d’expérimentations formelles.
Lyrisme du corps féminin, mystère du visage ; fixer des reflets.
Reprenant une de ses maximes favorites, Philippe Forest avance : « Plus on le regarde et moins on le comprend. / Moins on le comprend et mieux on le voit. »
Solitude, épaisseur de l’atmosphère, énigme du visible.
Laure Limongi résume : « Il y a souvent une tension dans les photographies de Denis Roche – et dans ses textes aussi. Tension du désir, tension du cadre, tension d’un rapport au temps qu’on sent sans cesse interrogé par le déclenchement, le bruit tranchant de l’obturateur qui capture l’instant, l’imprime sur la pellicule pendant qu’autre chose s’inscrit dans la mémoire, il y a un léger décalage, la future image est la pelure d’une sensation intime, preuve de ce qui a été, offerte à d’autres yeux, complices, invités dans le champ ; d’un même mouvement, elle est aussi une déclaration esthétique : qu’on peut créer des nuances de gris avec la tendresse, avec l’attachement, dans la trombe, qu’au cœur du règne du temps, à un moment, la beauté intervient. »
Tension dans la transparence, montée de la beauté, tremblement de la réalité.
Image-luciole.

©Denis Roche / Les Douches La Galerie
Les photographies de Denis Roche pour Dominique Païni ? « De la littérature arrêtée. »
Denis Roche pour Philippe Sollers, dans une confidence faite à Josyane Savigneau ? « De nous tous, celui qui avait vraiment du génie, c’était Denis. Et je n’emploie pas ce mot à la légère. »
Avis : Il n’y eut que cinq exemplaires hors commerce du livre très important, 12 photographes publiées comme du texte (Orange Export Ltd., 1984), que me montra un jour chez lui à la fin d’un dîner joyeux, tel un trésor, Guillaume Geneste. Françoise Peyrot en possède un également. Mais qui sont les trois autres bienheureux ?

Denis Roche dans les plis du temps, collection Fiction & Cie, Seuil, 2025, 144 pages
Textes de Gilles Mora, Jean-Christophe Bailly, Christine Baudillon, Alain Bergala, Sylvain Besson, Alain Borer, Patrick Bouchain, Françoise Peyrot, Guillaume Cassegrain, Clément Chéroux, Bernard Comment, Maryline Desbiolles, Marc Donnadieu, Philippe Forest, Jean-Marie Gleize, Georges Lavaudant, Laure Limongi, Luigi Magno, Catherine Millet, Jean-Luc Monterosso, Dominique Païni, Claire Paulhan, Bernard Plossu, Tiphaine Samoyault, Josyane Savigneau, Agnès Sire, Chantal Thomas, Alain Veinstein, Guillaume Geneste, Hubert Damisch
https://www.seuil.com/auteur/denis-roche/5372
https://www.seuil.com/ouvrage/denis-roche-collectif/9782021603866

©Denis Roche / Les Douches La Galerie
Exposition éponyme à Les Douches La Galerie (Paris), du 12 septembre au 25 octobre 2025 – commissariat Guillaume Geneste et Françoise Morin
https://www.lesdoucheslagalerie.com/
