Le salut par la sensibilité, The Town and the City, le premier roman de Jack Kerouac (2)

Publié en 1950, The Town and the City, longtemps connu en français dans la traduction de Daniel Poliquin sous le titre Avant la route, est le premier roman de Jack Kerouac.

Désormais rétabli dans son titre original, les éditions La Table Ronde ont la bonne idée de rééditer ce beau volume de 600 pages vingt-six ans après l’avoir offert une première fois aux lecteurs francophones.

Frappe immédiatement la maîtrise d’écriture avec laquelle le jeune auteur américain d’origine québéco-bretonne (Daoulas) de 28 ans se lance dans le monde des lettres.

Grand roman européen, si l’on osait, The Town and the City déploie/déplie avec brio une ribambelle de personnages, soit la famille Martin au complet, du père imprimeur (George) donnant l’impression de vivre cent vies en une, aux petits derniers Charley, Mickey, Ruthley, Julian (mort en bas âge) et Francis, son jumeau, garçon excentrique et triste, brillant scolairement (Harvard, La Sorbonne), de la mère (Marguerite Courbet), bonne ménagère, bonne catholique, en relation avec l’au-delà, aux aînés Rose, Elizabeth, Ruth et Joe.

Et puis Peter, le héros, qui rêve de gloire : « A la fenêtre, Peter rêvasse devant l’obscurité printanière, brûlant de l’image sensuelle des couples qui dansent, ému par les accents de la musique débordant du désir lancinant de grandir et d’entrer tout de suite au lycée, où lui aussi pourra danser avec des filles plantureuses, chanter dans le spectacle musical, et peut-être aussi devenir un grand joueur de football. »

Peter, qui entrera à l’université et expérimentera le mode de vie beat.

Peter, qui aime sa mère à la folie, et verra la mort dans le visage de son père, tout en retrouvant lors de son enterrement l’ensemble de sa famille – mosaïque des destins.

On peut chercher des analogies entre l’enfance de Jack Kerouac en Nouvelle-Angleterre et celle de son personnage principal, mais là n’est pas le plus important, tant l’illusion romanesque prime ici sur le mentir-vrai autobiographique.

Cinq parties, cinq actes – du début du siècle aux années 1940 – un narrateur démiurge, à la fois généalogiste et topographe omnipotent, ayant le sens de la composition, picturale (des tableaux, statiques, dynamiques) et musicale (la qualité de leur enchaînement, les ellipses, le ton direct et le sous-texte).

The Town, c’est Galloway, ville rurale du Massachusetts, la campagne somptueuse, le reflet de Dieu.

The City, c’est New York, la vie libre, les exploits sportifs, les premières rencontres avec quelques-unes des figures majeures de la Beat Generation, notamment Leon Levinsky (Allen Ginsberg).

Se succèdent dans ce beau roman de facture classique – même si l’on pense parfois à John Fante – scènes truculentes ou cocasses, drames quotidiens et la vie telle qu’elle va son orbe régulier, au jour le jour (le sermon du prêtre au père volontiers alcoolique, l’amour de Francis pour la somptueuse Irlandaise aux yeux noirs et au tempérament ardent, Mary, les tribulations de Joe, camionneur apprécié des serveuses, les premières prouesses sportives de Peter…).

Plaisir de vivre ces vies au galop de la lecture, puis, parfois, de s’arrêter longuement sur un paragraphe une réflexion, et de méditer avec l’auteur : « Il se trouve des hommes qui creusent la terre pour exhumer des cités entières et des civilisations perdues, qui veulent percer les mystères de l’au-delà et les mystères que personne ne connaît plus. Mais si l’on creuse le cœur d’une femme comme la mère de Martin, bien au-delà de la surface, plus on avance, plus on y trouve la femme ; et si vous y cherchez des mystères, vous verrez qu’ils sont sans importance. »

Ou : « Elle savait que si les femmes sont parfois seules, les hommes, eux, le sont toujours. Elle savait toutes ces choses et pourtant il n’y avait aucune inquiétude dans son cœur, seulement une paix, une paix féminine et heureuse dans la contemplation, elle savait simplement le but de toute cette science. »

Le talent de Kerouac éclate également dans l’art du dialogue, une capacité à trouver des voix différentes, à donner à chaque personnage sa tonalité particulière, ainsi le père, après une victoire d’importance de Peter au football : « Je peux pas m’en empêcher, bon Dieu ! Je me sens heureux, je sais pas comment te dire, je me sens juste… heureux et triste ! C’est mon fils, aujourd’hui il a montré au monde ce qu’il sait faire, je suis fier de lui et je me fiche de savoir qui le sait ! Je me fiche de savoir si j’ai l’air fou ! C’est mon fils, y a rien à dire de plus ! »

Encadré par le motif du cimetière (premières et dernières pages), The Town and the City, roman polyphonique terriblement séduisant, est aussi une réflexion mélancolique sur le temps, notre impuissance à écarter la mort, fors les quelques instants où nous aurons pleinement vécu, joui, écrit, aimé.

« Il comprit que les luttes de la vie sont incessantes, laborieuses, pénibles, que rien n’est fait rapidement, sans effort. Il faut mille fois retoucher, réviser, refaçonner, ajouter, ôter, greffer, déchirer, corriger, adoucir, rebâtir, réfléchir, replanter, remettre, arracher, marteler, recouvrir, lier – toutes les pauvres maladresses des travaux inachevé de l’entreprise humaine [et de l’écrivain]. Tous ces efforts se poursuivraient à jamais et seraient éternellement incomplets, jamais parfaits, lisses et raffinés ; jamais débarrassés du souvenir terrible de l’échec et de la crainte de l’échec, et pourtant, d’une certaine façon, tout cela était noble, juste et brillant. »

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Jack Kerouac, The Town and the City, traduit de l’américain par Daniel Poliquin, La Table Ronde, 2016, 604p

Retrouvez-moi aussi sur le site de la revue numérique indépendante Le Poulailler

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