Il y a chez Mathias Enard une réjouissante folie d’écritures, de langues, et de voyages, faisant de cet auteur primé (Goncourt 2015 pour Boussole) un explorateur des confins du monde et de l’esprit, bien plus qu’un salonnard.
On sait le goût pour l’exotisme, l’orientalisme, les zones de tensions (Sarajevo, Damas, Tripoli) de cet auteur des déserts et des âme ruinées, né aussi dans le lyrisme d’une poésie jaillissant à la croisée du contact le plus âpre de la réalité et des inventions stylistiques d’un Cendrars ou d’un Apollinaire.
Dernière communication à la société proustienne de Barcelone, recueil poétique inattendu en son ampleur formelle, est de cette veine, noire, lumineuse, et profondément existentielle, en ce que le fantasme n’est pas ici perçu comme l’envers de la réalité, mais une possibilité de perte voluptueuse.
Nous sommes à Beyrouth, ou dans les jardins d’Hamilcar – quelle différence, quand la vie est un roman et que la fiction est un épanchement de chaque instant vécu dans le rêve, ou du rêve dans chaque instant vécu ?
Ouvrir un livre d’histoire ou un récit d’aventures, quelle différence ?
Mathias Enard voyage pour donner un visage au nom de ses désirs, qui s’appellent Kashgar, Malte, La Canée, Hazmieh, Babylone, Barcelone, Lisbonne, Orénoque.
« Je suis de retour à Damas / Qui sait / J’ai tant de mal à dire où je suis / Il y a peu de temps j’habitais une ruelle / Dans une ville de sel / Où l’on n’est nulle part / Entre Constantinople et Rhodes »
On avance comme on peut dans le poudroiement des fantômes que nous créons, comme on entre pour prier dans des cathédrales de sables à l’heure de la tempête, le luth constellé de mélancolie.
L’Europe est un vieux rafiot à la dérive, et l’on écrit allongé sur des plaques tectoniques, ou dans des vapeurs d’opium.
On a la trouille, la guerre n’est pas loin, elle est là, et l’on se croit, parce que l’on cherche la liberté, au théâtre.
Il y a dans l’ambition poétique de Mathias Enard, cousin de Guillaume de Poitiers, une volonté de jouer de tous les instruments, vers libre, quatrains rimés, versets, stances, de traverser le Temps en rassemblant en un seul flot verbal, tel un train lancé dans la nuit, des époques et espaces géographiques différents.
« Je parcours à tâtons la ténèbre occidentale, / mes bras autour du monde. »
L’Histoire arrive sans crier gare, par flashes : « La guerre était loin / La guerre était tout près / Comme la pluie / La Résistance ramenait ses cadavres / Israël bombardait / Bombardait / Bombardait / Et découpait le ciel de hurlements / Sirènes sans chant / Silences de maisons détruites / Et pleurs / Je te cherchais dans Beyrouth / Tu habitais / A Tabaris / Rue des Voleurs / Derrière la rue du Liban »
On comprend ici que la poésie qu’invente Mathias Enard est de l’ordre d’un vaste palimpseste, reprenant par fragments, échos, transparences filtrées, les titres et thèmes de son œuvre entière : les Balkans de La perfection du tir (2003), l’ivresse et la Russie de L’alcool et la nostalgie (2011), l’Europe en guerre de Zone (2008), le Moyen-Orient de Boussole.
Découpé en trois parties (« Faire concurrence à la mort », « Matière de la steppe », « Dernière communication à la société proustienne de Barcelone »), le recueil poétique de l’auteur de l’expérimental Bréviaire des artificiers (2007) rejoint l’abstraction dans l’invention de psaumes modernes, territoire de l’atemporalité : « J’attends, un flambeau à la main, les yeux prisonniers de l’inanité des flammes. »
Colosse, Mathias Enard, craignant d’être inutile (quel vilain mot), est un géant au pied d’argile, célébrant l’amitié comme on sait la fragilité des choses : « Mes amis me tiennent debout comme un arbre »
Dans sa dernière Communication, l’espagnol gagne le corps même du poème, lui fait danser le flamenco. Il se pourrait bien alors que du feu en jaillisse, et brûle la mourance, l’ennui de vivre, les impasses.
Quand arrive le duende, il ne faut pas craindre l’ordalie, et chuter sans tomber.
Mathias Enard, Dernière communication à la société proustienne de Barcelone, préface d’Olivier Rolin, éditions Inculte, 2016, 120p