Quand on aime Venise pour sa qualité de présence, la possibilité qu’offre au promeneur cette Souveraine d’entrer dans une solitude féconde, sa beauté inimaginable, le moindre livre relatant sans fausse pudeur l’expérience de sa rencontre est reçu comme une invitation à la retrouver, intacte, distante, aristocratique, triviale, et salvatrice.
Invité en 2012 par une fondation suisse à passer trois saisons à Venise, dans un appartement mis à sa disposition, l’écrivain de langue allemande Matthias Zschokke découvre une ville qu’il ne connaissait pas encore.
Ecrivant quotidiennement des mails à ses amis (l’ami de Cologne, une chanteuse d’opéra, son frère, son éditeur, sa traductrice), l’écrivain suisse offre de la ville une vision faite d’éclats, d’impressions, d’enthousiasmes.
Matthias Zschokke est pourtant un vrai râleur à tendance « sociophobe » (sic), mais Venise agit comme un remède. En outre, son talent d’écriture est si évident, qu’on est prêt à lui passer bien des humeurs chagrines.
Dans Trois saisons à Venise, de toute façon, l’humour l’emporte sur la bile noire.
Un humour doucement ironique : « Je crois que je vais rester et être heureux. Ça commence au plus tard en bas, quand j’ouvre la porte d’entrée et que je pénètre sur la place ensoleillée, blanche : un noble sentiment m’envahit et je m’envie. », « j’ai aussi un défaut de Suisse, je pense toujours que je ne suis « que » moi. », « Si la circoncision contribue effectivement à l’endurance, je me serais immédiatement fait circonscrire quand je rêvais encore d’être « bon au lit ». C’est un crime qu’on ne me révèle ça que maintenant. »
Un humour féroce, notamment contre la gent littéraire : « J’étais juste assis derrière Yasmina Reza quand on lui a remis le prix de littérature du Monde, décerné pour la première fois. Comme je l’avais sous les yeux de si près, j’ai vu que son visage était passablement cabossé par le Botox. », « Arno Schmidt ? Aucune idée de ce que j’ai pu avoir contre celui-là. Un collectionneur et un fouineur, diligent comme une abeille. Un petit-bourgeois qui souffrait de sa petite-bourgeoisie et qui se rebellait contre elle. A chaque phrase, il veut prouver quelque chose, démontrer, il veut être impertinent, hardi, veut provoquer. »
Un humour sarcastique : « Les touristes se traînent de la gare au Rialto puis de là jusqu’à San Marco, à moitié évanouis de soif et de chaleur. Ils ne peuvent s’asseoir nulle part (les Vénitiens ont méchamment écarté du chemin toutes les possibilités de s’asseoir). Un flot charriant mollement des êtres en hyperventilation, transpirants, en culottes courtes et maillots de corps sans manches, les yeux vitreux. Dès qu’il y a ombre, ils se laissent tomber et s’aplatissent entre les fiente de pigeons, le coca renversé et les gelati tombés sur le sol et fondus. On leur monte dessus, on les piétine, ils ne bougent pas. L’atmosphère est celle d’un film-catastrophe intellectuel ou d’un film de zombies de Straub-Huillet. »
Obsessionnel (faut-il acheter un ventilateur de marque Dyson, ou pas ? comment se débarrasser au mieux des zanzare, ces moustiques envahissant une ville devenue tropicale ?), Matthias Zschokke n’est jamais loin du soliloque (savoureux), égrenant ses passe-temps comme on fait des longueurs lorsque l’on aime nager : se baigner au Lido chaque matin (à la plage Alberoni de préférence), préparer la visite des amis (sollicitations nombreuses), regarder la télévision (un péché), déguster un cornetto alla mandorla, boire un orzo (café d’orge) en lisant mollement Il Gazzettino.
Ecrire un nouveau roman s’avère impossible, quand Venise à la beauté dramatique est une drogue dure, et que simplement vivre, admirer, occupe toute l’existence.
Lire ? « Pourquoi au monde devrais-je lire une livre ici ? Réfléchissez : là dehors, il y a Venise ! » Bien sûr, Mathhias Zschokke en rajoute, mais la ville se prête très bien à la surenchère.
Entrecoupés de notations sur la Syrie (de la responsabilité occidentale dans la déstabilisation du régime, peut-être), et d’incessantes choses vues (la fête du Redentore, le prix des plats, des musées…), Trois saisons à Venise fait souvent mouche, tant la lucidité de l’écrivain, jusque dans les anecdotes apparemment insignifiantes, y est à l’œuvre sans relâche.
Rêvant à la manière de Flaubert d’être capable d’écrire le rien (lire à cet égard chez Zoé, son éditeur historique, son précédent ouvrage L’homme qui avait deux yeux), l’écrivain suisse vivant généralement à Berlin livre ainsi quelques réflexions définitives laissant le lecteur dans une bienheureuse perplexité. Ainsi, pourquoi vivre autre part qu’à Venise, puisque, de toute façon, personne ne nous regrette vraiment quand nous disparaissons de l’habitude d’un champ de vision ?
Livre à lire dans la continuité ou au hasard, en concentrant son attention sur les premières pages (« Qui connaît les premières pages connaît tout le livre ») ou les dernières, Trois saisons à Venise exerce une force magnétique drapée de drôlerie, et invite à cesser toutes affaires supposément urgentes pour un départ dans l’heure vers la noble cité sise à l’Orient.
On revient à la page 6, et l’on tombe en arrêt sur une phrase belle comme du Morand-Sollers : « J’ai traversé l’entrée jusqu’à la façade vitrée, j’ai regardé au-delà des canaux qui se croisent devant la maison et je n’ai plus bougé. »
Petit rectificatif, Monsieur Zschokke : non, la nouvelle de Thomas Mann, La mort à Venise, n’est pas « épouvantablement ringarde, plus coincée et laborieuse qu’on ne peut l’imaginer. » On ne la lit jamais, c’est un grand tort, car elle est de l’ordre d’une annonciation voilée.
Matthias Zschokke, Trois saisons à Venise, traduit de l’allemand par Isabelle Rüf, éditions Zoé, 2016, 384p