Henry Roy, artiste d’origine haïtienne, considère la pratique photographique comme une activité magique, très rationnelle, et sans folklore.
Considérant les meilleures photographies comme des puissances d’action considérables (des photos-mantras), Henry Roy donne à l’imaginaire une place prépondérante, abordant la réalité comme l’une des modalités du rêve.
Repéré depuis plusieurs années dans les revues Purple, Edwarda et Possession Immédiate, son travail trouble par l’ivresse sensible dont il émane.
J’ai souhaité ouvrir avec lui, par la parole, les portes de la perception.
Vous avez intitulé votre livre Superstition. L’avez-vous construit comme un talisman, une amulette ou un ex-voto ? Est-il de l’ordre d’une passe magique ?
Il s’agit bien d’une proposition d’objet magique, traversé d’intuitions animistes. Il évoquerait plutôt un talisman.
Vous êtes d’origine haïtienne. Le vaudou a-t-il marqué votre façon de concevoir le lien entre les morts et les vivants ?
Je sais à quel point la simple évocation du vaudou peut être porteuse de terreur et de fascination et comment, dans l’inconscient collectif planétaire, il reste associé à d’obscures et maléfiques pratiques importées d’Afrique, notamment en Haïti.
Je me dois donc de préciser ma position.
Je ne suis pas initié et, pour des raisons propres à mon parcours personnel et mon contexte familial, j’avais une vision très abstraite du vaudou jusqu’en 2012. Cette année-là, une expérience de groupe dans le désert tunisien m’a confronté, avec une certaine violence, à cette part enfouie de moi-même.
Je n’ai réalisé qu’alors à quel point ma psyché était imprégnée d’archétypes vaudous, et de quelle manière cette « culture religieuse » (qui est le terreau sur lequel s’est construite l’identité haïtienne) s’inscrivait au cœur même de mon histoire familiale transgénérationnelle.
En revanche, ma relation à l’invisible, et au monde des morts, s’est imposée très tôt dans ma pratique artistique. De fortes pulsions et intuitions m’ont mené à rechercher certains sujets plus que d’autres. Je me suis révélé particulièrement sensible à l’intensité morbide propre au médium photographique, qui agit, dans mon cas, comme un « révélateur ».
Il existe, entre ce que je perçois et ce qui apparait, quelque chose de mystérieux où interagissent des forces qui me dépassent. C’est ce sentiment d’un double langage qui m’intéresse dans une photographie.
Je ne saurais le définir, mais j’en reconnais les effets. J’ai fini par comprendre que ce rapport à l’imaginaire était en lien étroit avec mon haïtiannité.
Comment conciliez-vous la rationalité occidentale et la sensation chamanique du monde ? Qu’attendez-vous en ce sens du médium photographique ? Une réparation ? Un soin ?
J’ai fait toutes mes études en France. Ce qui m’a été transmis, depuis l’enfance, est le cartésianisme. Pourtant, l’idée que le monde visible n’est qu’un aspect extrêmement restreint de la réalité me semble une évidence.
Les avancées récentes de la physique quantique et des neurosciences, que l’on ne peut raisonnablement qualifier de pratiques occultes, nous révèlent un monde d’une infinie complexité, dont beaucoup d’aspects valident les sagesses ancestrales issues de cultures millénaires considérées comme archaïques.
Nous vivons une époque où la rationalité tend à se rapprocher de l’irrationnel. Les artistes ont toujours investi des passerelles menant d’une dimension à une autre.
La photographie reflétant le réel visible, elle peut être un art du questionnement subtil de nos perceptions de la réalité.
Elle peut influencer nos consciences en agissant sur nos imaginaires, notamment par l’utilisation de symboles défiant nos conditionnements culturels. Mais aussi, par simple transmission vibratoire.
Elle peut donc, dans une certaine mesure, contribuer à « guérir » le monde.
Quels sont d’après vous les photographes attentifs comme vous aux qualités vibratoires de l’image ?
Cette question induit une interrogation sur ce que sont les qualités vibratoires d’une image. Je pense que c’est un élément contenu dans toutes les photographies les plus fortes. Mais ces qualités sont, la plupart du temps, indépendantes de la volonté du photographe qui manipule des codes et concepts culturels qu’il connaît.
Je m’intéresse aux photographes qui cherchent, en conscience, leur propre transcendance dans la trame du réel. Celles et ceux qui expérimentent ce que je nommerais un storytelling interne.
Pourquoi êtes-vous si sensible aux couleurs ? Il m’est difficile ici de ne pas songer à la fois au sonnet Voyelles d’Arthur Rimbaud, et au poème de Charles Baudelaire intitulé Correspondance.
Oui, bien sûr, je suis en quête des secrets dissimulés dans les couleurs et les formes. C’est une véritable obsession. Il m’arrive de ressentir, lorsque je prends une photo, que chaque parcelle de matière contient en elle la totalité. Je cherche éperdument ce murmure vibrant de l’insondable. La couleur en est un véhicule d’une puissance incomparable.
La sensualité féminine représente-t-elle pour vous un canal énergétique privilégié ?
Cela va de soi. Les énergies de vie et de mort s’y concentrent de façon troublante. M’y confronter produit sur moi comme une ivresse des sens et de l’âme. La création naît d’une collaboration fructueuse entre masculin et féminin. Je ne surprendrai personne en disant qu’en tant qu’artiste mâle, je ne peux faire l’économie de l’énergie féminine, qui me stimule et me nourrit. Je ressens les femmes qui sont alignées sur leur féminin comme sources inépuisables d’inspiration.
Dans quel état physico-psychique êtes-vous lorsque vous prenez des photographies ? Y a-t-il quelque chose de l’ordre d’un rêve éveillé ? Vous montrez à plusieurs reprises des personnes ensommeillées.
On peut se demander si notre vie physique est plus réelle que nos rêves. Je crois fermement au contraire. Nous attachons une importance démesurée à cette illusion que nous nommons réalité. Il est pourtant avéré qu’il ne s’agit que de l’interprétation que fait notre cerveau de l’énergie. Car tout n’est qu’énergie, ce qui est extrêmement difficile à concevoir pour les matérialistes que nous sommes.
Nous assistons pourtant à un glissement extrêmement rapide de la réalité que nous connaissons vers d’autres formes, beaucoup plus « captivantes ». L’esprit contemporain est aspiré par les nouvelles technologies de l’illusion, qui nous mènent quotidiennement dans des zones de conscience voisines du rêve.
Pour ne pas se trouver sans défense, à la merci des techno-oligarques passés maîtres dans le contrôle de nos cerveaux, et dont le pouvoir s’accroît de façon exponentielle, il devient déterminant de rester l’artisan conscient de sa propre réalité, son propre rêve.
Je sais réussir une photo quand il devient manifeste, pour moi, que je rêve ce que je crois vivre.
L’état dans lequel nous plonge le décalage horaire, lorsque nous voyageons, cette transe légère de la désorientation temporelle illustre bien mon ressenti.
Tous ces personnages endormis qui parcourent mon univers sont donc, pour moi, chargés d’intensité.
Que représente pour vous l’élément liquide ?
L’élément eau domine en effet ma sensorialité. Je suis irrésistiblement attiré par les cours d’eau, la mer et même certaines piscines. Dans la tradition magico-symbolique du vaudou haïtien, l’eau est un canal par lequel voyage l’âme des désincarnés. C’est aussi par elle que passent les âmes devant s’incarner sur terre.
Je trouve cette idée séduisante.
L’omniprésence de l’eau dans mon œuvre n’est cependant pas le fruit d’une quelconque stratégie. Elle s’impose tout simplement à ma volonté. J’aime l’idée d’être conduit par l’intuition. Dans le processus créatif, j’attache une importance particulière à ce qui échappe à mon contrôle.
Vous montrez des lutteurs sur une plage. Qu’évoquent-ils pour vous ?
Cette vision a surgi devant mes yeux lors d’une marche à Dakar. Ce point de vue en surplomb, qui peut évoquer celui d’un drone, confère une distance significative, plaçant l’observateur dans un ailleurs indéfinissable. Le contraste des corps sombres sur le sable blanc, la vivacité des couleurs et les imposantes musculatures des athlètes représentés, confèrent à cette scène une dimension surréelle et onirique. Mon imaginaire m’a guidé quelque part, entre l’Antiquité grecque et une Afrique mythologique, lors de la préparation de joutes guerrières spectaculaires. L’instinct agressif de l’homme y est représenté avec une certaine sensualité.
La maquette de Superstition est très soignée. Pourquoi avoir fait le choix de redoubler très partiellement certaines images dans les pages qui suivent ou précèdent leur apparition en intégralité ?
Cette maquette est l’œuvre de Etudes Studio. L’idée de ces images résiduelles a jailli de l’esprit d’une jeune graphiste dont j’ai malheureusement oublié le nom. L’idée était de fluidifier la narration en reliant les photographies avec pertinence et originalité. C’est très réussi.
La photographie est-elle votre principale activité professionnelle ?
Oui, je vis de la photographie depuis plus de vingt ans.
Superstition est la dix-huitième publication du collectif Etudes Books. Pouvez-vous le présenter ? Quelles sont ses ambitions ?
Nicolas Poillot, co-fondateur de Etudes Studio, dont dépendent les éditions Etudes Books m’a approché il y a environ un an car il avait une certaine fascination pour mon travail, qu’il connaissait depuis ses années de formation.
Il souhaitait l’intégrer à la collection qu’il a intitulée Blue Books, dont la couverture, invariablement bleue, et la présentation standardisée, ont accueilli les photographes dont l’univers le touchait.
C’est une collection à la fois esthétique et conceptuelle, qui s’inscrit dans un courant de la photographie contemporaine, majoritairement anglo-saxonne, dominée par l’artiste allemand Wolfgang Tillmans.
N’ignorant pas la part de séduction exotique attribuée à mon travail, j’avoue avoir craint de ne pas me reconnaître dans ce contexte, affilié à l’industrie de la mode.
J’ai fait part de mes réserves à Nicolas, qui a su me convaincre de la pertinence d’une telle collaboration. En me rappelant que nombre des amateurs de mon travail appartenait au même public que celui d’Etudes.
Ce qui n‘a rien d’étonnant, sachant que mes photos ont été repérées au début des années 2000, dans des publications internationales telles que Purple, resté une référence pour sa génération.
L’idée que les générations qui suivent la mienne soient à ce point sensibles à mon travail est un cadeau pour moi.
J’ai donc décidé de lui faire confiance.
Superstition n’est-il qu’une préface à un livre plus ample que vous imagineriez pour exposer votre travail ?
C’est parfaitement exact. Superstition n’est pour moi que l’ébauche du livre que je prépare depuis plusieurs décennies. Un objet éditorial entièrement affranchi des contraintes du genre, où photographie et texte se confronteront dans la définition d’un langage psycho-magique très personnel.
Il se peut aussi que ce soit un film…
Vous participez au dernier numéro de la revue Possession Immédiate. Qu’attendez-vous d’une aventure éditoriale collective ?
La collaboration entre artistes est essentielle. Particulièrement à notre époque d’extrême individualisme. Très tôt dans ma carrière, j’ai été familier des publications indépendantes. Les plus intelligentes, comme Possession Immédiate ou Edwarda, constituent des zones de liberté créative salvatrice. Elles permettent de développer et exposer des idées qui ne trouvent pas de tribune dans les médias traditionnels.
Les meilleures éditions indépendantes sont inspirantes, parfois visionnaires. J’ai un lien affectif très fort avec cette presse papier condamnée, à terme, par la déferlante numérique. C’est, en partie, parmi ses pages que je me suis construit en tant qu’artiste.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Henry Roy, Superstition, texte bilingue (anglais/français) d’Henry Roy, Etudes Books numéro 18, 2017
Henry Roy participe également au nouveau numéro de la revue Possession Immédiate intitulé Fors intérieurs, aux côtés de Christina Abdeeva, Gwenaëlle Aubry, Ethan Assouline, Boris Bergman, Anton Bialas, Mehdi Belhaj Kacem, Giasco Bertoli, Léa Bismuth, Johann Bouché-Pillon, Nicolas Chopin-Despres, Gilles Collard, Nicolas Comment, Romain Dauriac, Frederika Amalia Finkelstein, Kendell Geers, Philippe Gandrieux, Ferdinand Gouzon, Yannick Haenel, Mickael Soyez, Kamilya Kuspan, Gaëlle Obliégly, Jean-Noël Orengo, Clément Roussier, Simon Johannin, Georgina Tacou, Mathieu Terence, Ben Wrobel – volume 7, printemps 2017, 144 pages